Trois apparitions rythment le film : celles de ce petit garçon Slovaque d'une dizaine d'années au visage déformé, proche de celui d'un trisomique. On précisera pour commencer que cette image récurrente dans le film de cet enfant dans l'obscurité, au large chapeau et à la lanterne brandie à bout de bras, souvent filmé en plongée, est directement empruntée à un des premiers clips du groupe Dépêche Mode au début des années 80, qui tournait essentiellement autour de cette figure empreinte de mystère. Dans le scénario co-écrit par Laurent Boutonnat, il est dit à chaque apparition, que l'enfant doit avoir un visage monstrueux, alors que le casting slovaque n'avait pas commencé. C'est donc dans la monstruosité que réside ce personnage. Pourquoi ?
Giorgino est un orphelin, un destin bien proche des douze enfants morts noyés. C'est pourquoi la transposition de cet enfant pourrait très bien être l'âme des orphelins, noyés dans la forêt; ce qui expliquerait que ce petit garçon n'apparaisse seulement dans la forêt, comme s'il en était prisonnier. Cet enfant a une mère, elle a une voix lointaine que l'on entend quand même parmis les branches. Elle l'appelle Georges, et lui dit de ne pas rester dans les marais, car ils sont "hantés pas des hommes". Ce qui prouve que cet enfant n'est pas humain, qu'il hante lui même la forêt. A moins que cette femme qui s'exprime s'adresse à Giorgio en l'appelant Georges, comme le docteur du pré-générique l'avait conseillé... A ce moment là c'est lui qu'elle met en garde contre les hommes, contre tous ces personnages du films qui veulent soit le faire fuire (l'abée Glaise), soit l'emprisonner (Le Pr. Beaumont), soit le mutiler (les enfants du village, qu'il rencontrera quelques heures plus tard au même endroit). Même si ce mystérieux enfant a une mère, celle-ci est invisible, on ne la voit à aucun moment, elle est du coup encore plus irréelle et absente que le garçon à la lanterne lui-même.
Cet enfant est tout simplement une allégorie de l'enfance.
Il en a tout les caractères. Il ne faut pas oublier que c'est en se retournant en arrière que Giorgio l'aperçoit pour la première fois (sur sa calèche), matérialisant de se fait le retour dans le passé. Inséparable de l'enfance, l'image de la mère revêt dans la seconde apparition le visage de la mort, liant intimement les deux extrémités de la vie qui sont en fait si proches. Toujours l'enfance, quand Giorgio s'approche trop prêt de ce garçon muet pleurant devant l'adulte symbole de vieillesse. L'enfance qui s'enfuit s'en prévenir, ne se retournant pas après les cris de l'adulte terrifié de l'avoir perdue. C'est une fois que l'enfance l'a quitté pour la dernière fois dans les bois que Giorgio mourra symboliquement une première fois en tombant à l'horizontal quelques secondes après (les personnages qui suivront le croiront morts). La carte qui est restée dans le chapeau emporté par l'enfant est celle qui aurait pu sauver Giorgio du froid, c'est l'enfance qui a emporté le secret de la vie de Giorgio. Celui-ci demandera une dernière fois à la fin du film à se tourner en arrière, sans doute pour revoir l'enfance qu'il avait aperçu de la même façon. Catherine sera là, comme un substitut, pour lui demander de ne pas le faire, de regarder en avant, et de ce fait d'affronter la mort qui lui fait face, conjointement aux loups.
Giorgio revêt parfaitement ici le rôle du prince charmant à qui il faut affronter divers obstacles afin d'avoir accès à sa bien aimée : la maladie, la violence, l'enfermement, la noyade... Il s'est perdu, étranglé, mutilé et parvient quand même à retrouver Catherine au prix de l'affrontement final avec le plus dangereux de ses détracteurs : le professeur Beaumont. Cet autre docteur tient ici le rôle du "dragon" qui tiendrait prisonnière la princesse. C'est le seul moment où Giorgio se sert de son arme, que l'on a vu pourtant à plusieurs reprises jusqu'ici. A la fin du film, puisque la princesse s'est endormie et qu'il faut au prince la réveiller, Laurent Boutonnat garde les mêmes rôles, mais en les poussant à l'extrême. Ici Catherine ne dort pas, elle s'est pendue, et c'est bien sur un lit qu'elle repose, en attendant que son prince charmant (qui n'a pas encore gravit les escaliers de l'hypothétique donjon) arrive dans la chambre pour la réveiller. Là où un baiser calme et bienfaiteur suffit à réveiller une jeune fille dans les films de Walt Disney, ici le sauvetage prend les traits du tragique de la situation. Ce n'est pas un baiser que donne le prince mais la jouissance, violant sa princesse, la frappant, l'embrassant et la secouant. Sans doute la scène la plus extrême du film et celle dont la critique à le plus parlé lors de la sortie du film.
L'épilogue du film se sépare de ceux des contes dans le sens où les personnages chimériques (les loups) se transposent dans la réalité par le biais de cette conclusion. Ils apparaissent alors que rien, jusqu'ici, n'avait prouvé leur existence. Inutile de rappeler les apparitions oniriques de ce petit garçon à la lanterne, qui renforcent encore plus la notion de conte.
Ce qui fait qu'on est dans un autre monde lorsqu'on entre dans Giorgino tient entre autres au fait qu'on semble tout d'un coup entouré de zombies, d'êtres qui
Tous auraient dû être décédés lorsque le film commence. Or ils sont encore là, vivants, mais à moitié morts. L'abée Glaise lui a échappé à la mort mystérieusement une première fois. On ne sait pas comment mais sa jambe de bois est là pour sans cesse nous le rappeler. Le petit garçon à la lanterne lui-même, personnification du zombie, apparaît face à Giorgio comme pour lui rappeler que lui non plus ne fait déjà plus partie de ce monde, qu'il est en sursis. Même le Christ dans l'église du village a été décapité, comme si le premier supplice de la crucifixion n'avait pas suffit, il a besoin, comme tous les autres personnages de mourir une seconde fois. Reste Catherine qui est la seul vraiment vivante, mais qui reste aussi la seule à vouloir mourir d'elle même, et qui tentera de se suicider par deux fois (par pendaison... comme maman) à l'asile Ste Lucie et lors du retour à l'orphelinat. C'est justement Giorgio qui la sauvera par deux fois, et qui, juste retour des choses, choisira de mourir sur son épaule. Pour matérialiser à l'image le fait que tous les personnages, mêmes les secondaires, sont des morts-vivants, il fallait une image choc, qui évacue tous les doutes qu'a pu avoir le spectateur jusque là sur le statut des gens du film. Cette image est visible dans un plan d'une demi-douzaine de secondes, lorsque Giorgio raccompagne l'abbé Glaise à la voiture postale en passant devant sa paroisse : Deux villageoises préparent la tombe qui va accueillir dans quelques jours la dépouille de Mme Degrâce. Et on voit, sans que cela soit souligné par un quelconque effet de mise en scène, l'une d'entre elles sortir de la tombe des Degrâce ! Comment montrer clairement le statut de revenant chez des personnages autrement qu'en les faisant sortir des tombes, comme si nous étions dans le clip Thriller ou dans la plus lisible des séries B ?
Comme une parabole allégorique de la propre carrière de Laurent Boutonnat, ce film signera le premier arrêt de mort du réalisateur, et le plongera de surcroît dans un très profond désespoir pendant plusieurs années, faisant de lui un homme mort une première fois artistiquement. Phénomène extrêmement rare dans le monde artistique, ici l'œuvre a été plus forte que l'artiste et l'a inéluctablement dépassé.
Les loups : allégorie de la vérité
Du début à la fin, Giorgino de Laurent Boutonnat baigne dans une atmosphère malsaine. Ce malaise permanent que l'on ressent crescendo durant tout le film naît non seulement des éléments filmiques et esthétiques se rapportant à l'imaginaire du cauchemar, mais aussi du traitement que subit le discours dans le film. Il est mis en doute, tout comme la paroles de chacun des personnages et il est déformé, comme la vérité, elle, est cachée. La face sombre des êtres et des choses est taboue tout comme ce qui échappe aux normes de l'époque est interdit. On note que c'est dans l'orphelinat du docteur Degrâce que tous les interdits sont franchis, ceux de l'homosexualité, contrainte ou non (Catherine-Marie, Giorgio-Sébastien), du viol, et ceux en filigrane de l'inceste et de la nécrophilie. A l'esxterieur, malades mentaux, meurtriers, dissidents, tous sot enfermés dans l'asile Sainte-Lucie et soumis à des thérapie barbares.
Le mode de communication (non-communication devrait-on dire) dans le village de Chanteloup est la rumeur; par conséquent la question que tout le monde se pose "que sont réellement devenus les enfants ?" restera partiellement irrésolue à force de réponses contradictoires et d'un final ne confirmant réellement aucune hypothèse des personnages. Les versions se succèdent pour s'annuler réciproquement : la tenancière de l'auberge et l'abbé Glaise (à demi-mots) soupçonnent Catherine d'avoir précipité les enfants dans les marais tandis que d'autres accusent le docteur Degrâce de les avoir piqués.
Mais on le sait, la vérité sort de la bouche des enfants. C'est en tout cas ce que pense Laurent Boutonnat ici, qui dit lui même avoir signé un film sur l'enfance. Comme à genoux devant sa propre enfance, il donne à ses personnages enfantins le don de la vérité ultime. Catherine raconte à celui qui veut l'épouser "pour de vrai" que "ce sont les loups" les coupables. Seulement c'est la seule à les avoir vus. Giorgio incrédule (et à travers lui le spectateur) imagine mal que l'explication soit si simple et si rapide. D'où le grand sentiment de frustration que génère le film (frustration due aussi au jeu d'acteur impressionniste des rôles principaux, et au montage qui prive le spectateur de ce qu'il attend) lorsque finalement on s'apercevra que ces loups, responsables probables de la mort des enfants existent effectivement (on sait donc qu'ils existent mais cela ne prouve en rien leur culpabilité).
La mort où la fuite s'avèrent donc au terme de l'histoire, être les seules issues possibles : Mort donnée ou provoquée -le suicide de Mme Degrâce qui avait elle même fini son histoire avec la mort des enfants alors que Giorgio la commençait; la mort à demi-volontaire de Giorgio, celle probable de Catherine, la noyade des enfants; ou fuite géographique ou mentale : l'exil du prêtre, de Marie, des femmes du village, l'univers de l'enfance comme dernier refuge pour Catherine et enfin l'asile Sainte Lucie, premier endroit où elle veut mourir. Si Giorgino fonctionne par allégories (ce qui devient de plus en plus une évidence quand on travaille sur ce film), la vérité est matérialisée par les loups et Chanteloup, le village maudit, caractérise le point de non retour où la vérité chante trop fort pour ceux qui ne sont plus des enfants.
Analyse poïétique de la séquence
finale
Visiblement, la fin du film tend à démontrer la cohérence esthétique
et psychologique sur laquelle le réalisateur a voulu qu'il repose. La situation
des personnages, leurs action et leur destin progressent de manière à parvenir
à une configuration où la diégèse deviendrait, selon la volonté de
l'artiste implacable, et où le film, malgré sa fin ouverte, coupe court à
tout questionnement quant à l'aspect psychologique de ses héros. La scène
finale de Giorgino tourne autour le la découverte, puis de l'enterrement
de Sébastien, le père de Catherine Degrâce. Catherine avait déjà perdu sa mère
au début du film, et se retrouve à présent devant la même situation que les
orphelins dont elle est accusée de la mort. Face à elle, dans ce lieu de
circonstance (le cimetière du village), se trouve Giorgio, orphelin lui aussi
depuis l'enfance. Cette enfance qui n'a pas quitté l'esprit de Catherine jusqu'à
ce jour. Pour la seconde fois en un mois, Catherine fait face à l'épreuve du
deuil. Pour la deuxième fois en un mois[1]
elle doit faire ce travail de supprimer un à un les investissements qu'elle
avait mis dans une personne parente. Cette durée (bien entendue variable d'une
personne à l'autre) estimée à deux ans n'a pas le droit de citer dans cet épilogue
situé à la fin du film.
"Mais j'ai si souvent pensé que ce film était un rêve. Ou plutôt une espèce de cauchemar."
L. Boutonnat
Pour terminer l'histoire, Laurent Boutonnat, le réalisateur, doit débarrasser Catherine de ses investissements rapidement. Elle qui frôlait l'autisme jusque là semble basculer dans un nouvel état qui ne se traduit ni par le renfermement total, ni dans la volubilité. Catherine semble délibérément choisir l'oubli, voire la folie. Aucun regret ne sera exprimé lorsque le corps de son père sera jeté à l'eau, dans le caveau familial inondé par la neige fondue. C'est peut-être précisément par cette noyade que Catherine accède à la sérénité que l'on peut lui reconnaître à la fin du film. Elle semble avoir définitivement pris le recul qu'aurait pu lui apporter le long travail de deuil. C'est essentiellement parce que Sébastien semble mourir une seconde fois par la noyade que Catherine fait un rapport, conscient ou inconscient d'avec la mort des enfants. Le vecteur de l'eau est présent dans les deux cas et donne à Catherine visiblement une raison de se détacher de la mort de son père, car, persuadée de son innocence lors de la mort des enfants, elle ne peut que s'innocenter de la mort de son père, qu'elle voit se faire engloutir par les eaux troubles comme les enfants orphelins deux ans avant.
On peut du coup
expliquer son absence de réaction lorsque Giorgio lui annonce à son tour sa
mort prochaine : La mort de ceux qui l'entourent ne revêt alors qu'un aspect
"anecdotique" tant le travail de deuil est maîtrisé. Catherine Degrâce
est finalement peut-être morte, elle aussi, sans le savoir, puisque, détachée
et absente, elle semble prête à la résurrection, où l'amour est plus fort
que la mort[2]. De tout cela, on peut
extraire la folie inhérente au personnage de Catherine depuis sa première
apparition dans le film. Car le travail de deuil ne tient pas de la pathologie
et fait partie de la vie de Catherine comme pour n'importe quelle autre
personne, si ordinaire soit-elle. Car le fruit de ce travail de deuil, tout cet
investissement pour contre carrer la mort de la mère, puis du père, revient à
elle-même.
Giorgino pourrait définitivement appartenir au registre du cauchemar. D'où l'omniprésence des charrettes, des chemins, des portes, des passages ou des superstitions comme ces cierges qui brûlent dans l'église pour conjurer le sort des hommes partis se battre. Une fois que Sébastien eu été englouti dans les fonds boueux du caveau familial et que Catherine ai une dernière fois serré Giorgio dans ses bras, la fin du film, basculant à demi dans le fantastique, ressemble définitivement à un rêve, où les animaux agissent là où les humains restent immobiles, où les intrigues se résolvent d'elles-mêmes. Puisqu'on décide ici de voir la fin de cette scène sous l'angle du rêve[3], on peut y transposer ses quatre caractéristiques.
- L'objet changeant du rêve est ce loup, invisible jusqu'à présent et
qui se présente, impassible, sur une des tombes des orphelins. Le déplacement
de cet animal de l'inconscient collectif à la réalité relève bien du rêve.
L'animal mythique sur le dos duquel on mettait les horreurs quotidiennes se fait
bel et bien réel.
- La condensation
du rêve réside, elle, dans le travail d'esprit que doit faire Giorgio, avec le
peu de force qui lui reste, pour retrouver les innocents, les coupables, le fin
mot de la mort des enfants pour lequel il a donné les dernières semaines de sa
vie. Tout comme le spectateur, le héros masculin doit repenser l'histoire en
termes quasi "policiers" afin de retrouver le bien-fondé de
l'innocence prononcée de Catherine.
- La dramatisation de l'action, elle, se situe dans l'image qu'a le loup depuis le début du film : image venue d'idées générales sur le loup, sur sa voracité et sa méchanceté. Le loup isolé sur la tombe, à quelques mètres de Giorgio le rassure, non pas parce qu'il se sent protégé par sa présence, mais parce que ce loup lui apporte la preuve, à quelques secondes de sa mort, que Catherine sa bien aimée est innocente. En revanche, après la mort de Giorgio le "rêve" continue et c'est une centaine de loups qui sortiront de la lisière de bois lointaine et s'abattra sur le cimetière où est assis, enlacé, le couple à demi-mort. La dramatisation réside dans le fait que ces loups feront probablement de Catherine leur proie, puisqu'elle leur tourne le dos[4]. Le cheval, lui, malgré sa cécité, se sera retiré dans l'église. Et en se protégeant ainsi des loups qui hurleront bientôt tout autour de l'église, ce cheval s'extrait du même coup d'une certaine façon du rêve en question puisqu'il n'appartient plus ni à la dramatisation.
- Quant à la polysémantie, elle s'attache bien évidemment aux nombreux symboles présents sur l'écran, qui invitent non seulement à l'interprétation, mais aussi à la surinterpretation. Inutile d'en rajouter sur la cécité du cheval, qui, comme guidé par la foi, trouve refuge dans l'église. On notera que le cheval (parfois nommé par Laurent Boutonnat comme étant le personnage principal du film !) qui fuyait les cadavres et charognes jusqu'à présent se retirera du corps de Giorgio juste après sa mort pour se rapproché d'un autre corps sacré et inerte : Celui du Christ dans l'église. Ce Christ qui a subit le double supplice de la crucifixion et de la décapitation, puisque le prêtre lui-même en a emporté la tête dans une toile d'une blancheur éclatante comme un linceul, ou un saint-suaire... On peut également parler aussi du fait que ce cheval s'abreuve dans le bénitier de l'église, comme s'il ne pouvait retrouver la pureté d'avoir laissé ses maîtres aux loups qu'en se purifiant de l'intérieur avec de l'eau bénite. Laurent Boutonnat lui-même avouera à un journaliste ne pas avoir voulu prêter sa symbolique à la surinterpretation dans le plan final :
J : Une dernière question pour
Laurent, une question purement technique : est-ce qu'il y a une symbolique dans
la scène finale où le cheval va boire l'eau bénite ?
LB : Oui. Enfin sûrement. Je ne suis pas toujours très
conscient de mes symboles vous savez... Ce qui était important pour moi à la
fin, c'était la solitude de ce cheval les yeux bandés dans cette église.
C'est marrant que vous me posiez cette question parce qu'il y a un technicien
tchèque -ça ça m'avait impressionné- qui m'avait posé cette question car ça
l'avait choqué. Vous savez, ils sont très catholiques. Et ce n'est pas que ça
les avait choqué mais il voulait savoir. Il voulait comprendre. Et ce que je
lui avais dit à l'époque, c'est que le fait que ce cheval boive dans le bénitier
à quelque chose à voir pour moi avec une lueur d'espoir, quand même. Mais après
on peut broder des heures sur le fait que ce soit un bénitier, de l'eau bénite...
A la limite vous, vous pourriez en parler des heures. Moi aussi, mais c'est très
difficile pour moi de vous dire...
J : Un cheval noir, de l'eau bénite... Vous ne l'avez pas fait dans une volonté
de choquer, c'est quand même la scène finale du film... Vous savez
pertinemment que ça va faire parler.
LB : C'est l'épilogue. (Long silence) Que voulez-vous
que fasse ce cheval devant un Christ sans tête, avec les yeux bandés ?
Il lui reste plus qu'à boire
l'eau... C'est la seule chose vitale, c'est pour ça que je dis que c'est la vie
qui reste. C'est la seule chose qui va lui permettre de vivre encore quelques
heures.
Le Vœu inconscient de la scène finale
Comme toute œuvre d'art, Giorgino est régit par un conflit de
forces[5]
relatif à son auteur. Psychiquement, l'œuvre qu'est ce film fonctionne selon
plusieurs axes, qu'on pourrait situer comme faisant partie de la violence de
l'univers de l'histoire racontée (la diégèse), de ce qui va le canaliser, et
de ce qui va le perdre.
Le pulsionnel réside, dans la scène finale, dans les directions opposées que prennent chacun des personnages, alors qu'ils tendaient à ce rejoindre jusqu'à lors, ainsi que dans l'apparition fantastique des loups, dont l'existence même était niée jusqu'à lors. Ce pulsionnel est présent, semble t-il, dans la double plongée des personnages principaux dans ce qui va régir leur futur proche : Giorgio sent, durant toute la scène, sa propre mort arriver, Catherine, elle, sombre dans la folie autour de laquelle elle ne faisait jusqu'à présent que roder, alors que le cheval noir se dirige vers l'enfermement[6].
Nous pourrions situer le contre-investissement dans la passivité avec
laquelle Laurent Boutonnat dirige ses personnages vers leur destin. Les couleurs
employées sont ternes et chacun des protagonistes fait fi des autres pour se
livrer soit à la mort, soit à la folie, soit à l'enfermement. Le pulsionnel
est canalisé par cette espèce de "résignation muette" avec laquelle
les héros divergent les uns des autres, sans aucune forme de regrets apparents.
Le retour du refoulé se trouve sans nul doute dans l'image finale qui nous donne à voir un cheval aveugle, séquestré dans l'église[7] face à un Christ décapité, s'abreuvant dans le bénitier; comme si la religion qui avait conduit les héros humains vers leur perte s'était appropriée ce cheval, qui devient par force, parasite de ce lieu "sacré".
Dr. Jodel
[1] On ne peut qu'estimer la durée du film dans la diégese, les uniques dates nous étant suggérées étant octobre 1918 pour le début du film et le 12 novembre 1918 pour le lendemain de l'Armistice.
[2] D'où la dernière phrase du film de Catherine à Giorgino "-Embrassez-moi".
[3] Dont Giorgio, à demi-conscient pourrait être l'objet
[4] Ben qu'elle ai senti auparavant leur présence.
[5] Qui se ramène à la topique conscient/inconscient.
[6] Qui, conjointement à sa cécité, l'éloigne du personnage auquel il doit la vie et qu'il ne voulait pas quitter.
[7] Qui a fermé derrière lui ses lourdes portes.
Le flash-back comme clé de l'intrigue
«Il
m’a toujours semblé que tout le cinéma était contenu dans Giorgino.
Toutes les émotions y sont présentes, tous les genres cinématographiques
aussi : on peut y déceler du drame intimiste, du grand spectacle, de la
fiction réaliste, de la comédie dramatique, voire du Western dans les drôles
de rapports qu’entretiennent les villageoises entre elles, sans oublier le
face à face entre Héloïse et Catherine devant l’église. (Genre :
cette ville est trop petite pour nous deux, retrouvons-nous en duel au crépuscule…pauvre
folle !).
De
manière filmique, Giorgino use aussi de toutes les techniques cinématographiques,
les travellings, les panoramiques, les plongées et contre-plongées, etc… Il
utilise aussi toutes les sortes d’hiatus diététiques… sauf l’analepse
(le flashback). Après en avoir cherché une de nombreuses semaines durant, je
me suis rendu compte que l’extrême fin du film pouvait y obéir. De plus, il
expliquerait partiellement le mystère de cette fin et lèverait un petit peu le
voile.
Rappel
de la scène : gros plan sur Giorgio qui se balance dans les bras de
Catherine, il voit peu à peu le loup assis sur la tombe en train de les
regarder. Il esquisse un (très léger) sourire, arrête de se balancer de
droite à gauche, puis ferme les yeux et meurt. Pour moi ce flash-back
commencerait dans le plan suivant, quand la caméra fait un travelling latéral
gauche-droite sur le cheval qui rentre dans l’église. On
revoit ensuite Catherine de face qui se balance avec Giorgio dans les bras
(alors qu’ils s’étaient arrêtés). Elle sourit, sans raison apparente. Ce
sourire correspondrait alors à la vue du loup par Giorgio, et donc la
satisfaction de Catherine de savoir que Giorgio a découvert son innocence (ce
dont elle doutait jusque là).
Vous suivez ?
Juste
après, elle arrête de se balancer (tiens !) et laisse tomber d’un coup
son sourire, baissant le regard à terre puis serrant Giorgio dans ses bras.
Chronologiquement cela correspond exactement à la mort de Giorgio qu’elle
sent expier dans ses bras. On sait que Catherine peut « voir derrière
elle » : elle sent la présence des loups et l’annonce d’ailleurs
à demi-mots à Giorgio « Ils
sont tout près, ils sont revenus ». En ce sens il serait normal qu’elle
ressente ses dernières visions et sa mort sans les voir…
Ce flashback expliquerait bien des choses et
notamment le fait qu’elle ne veuille pas qu’il se retourne vers le cheval
noir (la mort) « Non, ne vous retournez pas ». Comme son décès est
très proche, s’il se retourne, il ne verra pas le loup qui attend Catherine
derrière son dos, et de ce fait n’aurait pas su la non-culpabilité de
Catherine.
Si on extrapole le cheval qui annonce le flashback dans Pourvu Qu’elles Soient Douces, c’est son arrivée devant le petit tambour qui le ramène à la vie alors que la chronologie du film le promettait à la mort (retour en arrière donc). D’ailleurs, rien ne prouve qu’il parle de Libertine en en vantant le parfum et la douceur de la peau, il s’agit peut-être de la jument… de la mort elle-même. La mort l’aurait ramené à la vie, tout comme le cheval de Giorgino qui l’aurait conduit à la mort aux yeux de Catherine.»
Références de scènes et ambiances de Giorgino
Tarkovski par exemple, dans la procession funéraire sous la neige, et (de
mémoire, il me semble aussi) dans la scène d'exode; à Bergman, à l'arrivée de
Giorgino dans l'auberge, la vieille femme qui se prend d'une forme de
malaise (je crois que c'est un homme. La voix étant ce qu'on appelle
cinématographiquement un acousmêtre NDDr.J), avec ce plan sur sa main, il y a aussi des perspectives que, moi
personnellement, je trouve assez kubrickiennes, notamment dans le couloir de
l'orphelinat... Des références picturales aussi, surtout chez les romantiques
(Friedrich surtout, et aussi les romantiques russes - les
"ambulants"), ou les expressionnistes comme Munch quand Marie se
trouve dans une sorte d'extase douloureuse pendant que Giorgino tente de ramener
Catherine à la vie (aussi par le maquillage d'influence assez
expressionniste : les yeux tout cernés de noir), les références littéraires aussi : Les
sœurs Brontë par exemple... Les contes de Grimm... Tristana de Bunüel... Pour le prêtre notamment (même si j'avoue n'avoir pas vu
Tristana depuis pas mal de temps, et en avoir un souvenir assez flou...). Le duo
Farmer/Boutonnat avait déjà rendu hommage au film, de manière assez évidente
dans les 80', mais là, il y a certains symboles, comme le prêtre (sauf que chez
Bunüel, c'est Tristana qui a une jambe de bois), l'ambiance de la neige à un moment du film aussi... Mais, encore une fois,
ça fait longtemps que je n'ai pas vu ce film... J'espère ne pas dire d'énormités... Ce qui est
certain, c'est que, dans le fond, il y a un univers assez proches entre les deux réalisateurs :
l'aspect onirique (ou cauchemardesque) de Giorgino peut renvoyer au surréalisme
bunüelien ; l'omniprésence de symboles, notamment religieux, incite à la comparaison aussi ; enfin, le propos tenu à l'égard de
la religion présente pas mal de similitudes : chez les 2 réalisateurs, une même
volonté de mettre en avant la religion pour mieux l'attaquer...
Sorti depuis 6 ans, de nombreux adeptes du film (des fans de Mylène FARMER mais aussi des cinéphiles) se penchent encore dessus pour y découvrir des clés, y décoder des symboles encore mal perçus ou déceler encore une des nombreuses références aux clips du réalisateur. Laurent BOUTONNAT qui d'habitude utilisait dans ses longs-métrages un symbolisme un peu pompier en change ici pour des métaphores complexes, et des références bibliques peu abordables, telle son "Saint Sébastien" (le docteur Sébastien Degrâce dans le film), sorti de bas fond et de baignoires où il a souffert, ou comme cette Marie, fausse mère par adoption mais vraie perverse en manque cruel d'amour. Giorgino peut avoir diverses lectures. Ce peut être un film de divertissement comme tout autre, évoquant une histoire simple, cohérente, et à laquelle on peut s'attacher aisément. Pour toute personne s'étant énamouré du personnage à priori meurtrier de Catherine, on peut observer une autre lecture. Par cette vision plus cinéphilique, on peut essayer de découvrir comment le réalisateur peut faire pénétrer dans cet univers et nous faire croire que Catherine est finalement la seule personne à laquelle se fier.