Qui
pourrait prédire à un enfant élevé dans une famille nombreuse du XIIIe
arrondissement de Paris une telle carrière, aussi riche, aussi complète et
aussi prématurément inachevée. Pourtant tôt mis au piano par ses parents,
Laurent ne veut tendre que vers le cinéma. Seul cet art rassemble la rigueur
exigée depuis ses 5 ans par son professeur de piano, la structure que lui
impose son professeur particulier de français, et le besoin qu'à le jeune
homme de transposer les images qu'il garde en tête depuis l'enfance. Il ne faut
pas oublier que c'est après de courts essais filmiques, souvent muets, que
Laurent à 17 ans décide de lui même de son statut de cinéaste, rassemblant
un groupe d'amis pour tourner en 18 mois un long-métrage bancal mais très
riche au point de vue thématique. Suite à l'échec prévisible et pourtant inattendu,
à priori dû à son manque d'expérience, le jeune réalisateur endosse le
rôle plus sage et plus conventionnel de l'assistant réalisateur
par lequel il apprendra théoriquement ce qu'on a coutume d'appeler les
"bases du métier". Chassé le naturel, il revint vite au galop et
c'est après dix mois de tournée documentariste dans toute la France traquant
les énergies nucléaires que Laurent Boutonnat reprend seul la caméra pour
tourner quelques publicités, en attendant le producteur opportun qui lui
offrira sa véritable chance au cinéma.
La suite,
tout le monde ou presque la connaît, c'est à la rédaction d'un livre sur
l'infanticide que Boutonnat et un ami auront la formidable idée du coup
commercial de Maman à tort, recrutant sur casting la jeune Mylène
Farmer alors âgée de 21 ans. L'histoire pour Laurent Boutonnat aurait pourtant
pu ici aussi amorcer un virage puis repartir dans une toute autre direction; car
c'est le succès de Libertine, suite à plusieurs échecs, qui permettra
à Boutonnat de faire de la conception de ses clips "un moyen détourné de
faire du cinéma" pendant 6 ans. C'est en accumulant méthodiquement
pendant toutes ces années ses royalties qu'il pourra se permettre d'autoproduire
le
film-fleuve écrit depuis longtemps et dont personne ne veut : Giorgino.
Vivant l'échec du film encore plus mal que celui de son premier long-métrage,
Laurent Boutonnat restera définitivement dans l'ombre, n'accordera plus aucun
interview à qui que ce soit et envisagera ses futures productions sous la
dualité de trois angles : la fidélité à son égérie Mylène Farmer dont le
succès et le talent l'ont dépassé, les coups de cœurs ponctuels à des
chanteuses sur lesquelles il pariera tout; et avant tout cette stratégie
commerciale sur laquelle il bâtissait déjà Maman à tort. Mais cet
océan de coups mercantiles a depuis pris le pas sur la gigantesque montagne
d'une oeuvre non achevée, sur laquelle Laurent Boutonnat a vacillé en 1994. On
pourra par la suite trouver un manque d'imagination éventuellement,
d'enthousiasme probablement, d'ambition très certainement. En omettant le
commentaire sur l'homme d'affaire que nous ne comprendront décidément jamais;
si on doit envisager l'entièreté de l'œuvre de l'artiste on ne peut qu'en
constater la grande productivité musicale, la richesse filmique et la
transformation finalement vaine de l'adolescent cinéphile de 16 ans en auteur quarantenaire
épanoui artistiquement.
Philippe Séguy fit deux portait de cet artiste en 1990, dans son livre Ainsi soit-elle. Deux regards d'un même auteur littéraire sur un cinéaste singulier qui créait encore à l'époque régulièrement l'événement par ses réalisations, tant musicales que cinématographiques.
"Si on ne peut plus concevoir à notre époque un son qui ne soit pas intimement lié à une image, c'est que notre entendement de la musique s'est profondément modifié"
Considérable mutation que ce phénomène, le plus original
de la production musicale de ces dernières années. La musique est également
devenue image. Si elle favorise depuis des siècles l'apaisement, la propension
à l'évasion et au rêve, si elle nous est aussi nécessaire que l'eau ou la
lumière, elle s'accompagne maintenant d'un support privilégié: le
vidéo-clip.
En s'alliant à lui elle s'enrichit d'un scénario précisément défini et pensé. Le clip suppose, le plus souvent, des comédiens, une histoire, ou tout au moins un fil conducteur, même ténu, qui sous- entend des figurants, des décors, des costumes, des éclairages, tout ce qui en fait constitue une oeuvre cinématographique.
Le réalisateur de l'ensemble des neuf clips de Mylène Farmer est Laurent Boutonnat. D'évidence et pour notre bonheur Laurent possède la grâce, l'inspiration la plus baroque, la plus fébrile, la plus intense, celle qui rebondit en arabesques, emprunte aux jeux d'eau leur force nerveuse, insolente. Autant de cris, autant d'angoisses aussi. C'est le mystère d'un style.
Les thèmes de prédilection de Laurent et Mylène - étroitement unis, on le devine, dans un même désir de se parfaire, de se surpasser - se retrouvent complices dans des réalisations surprenantes, multiples, éminemment variées et qui semblent présenter une apparente unité de ton, une ressemblance étroite, un même cheminement d'idées, sans cependant jamais tomber dans la redondance ou l'imitation servile. L'évocation de leur monde spirituel se fait grâce à des images souvent violentes. Images découpées au scalpel qui font parfois mal ; ainsi agirait-on pour une oeuvre de peintre! Couleurs lancées avec fureur sur la toile et qui, par une alchimie mystérieuse, recomposent des paysages devant lesquels l'homme avouerait son impuissance...
Ces visions prennent chair et sang grâce surtout à un
style précis de signes compris d'eux seuls. Mais ils mettent tout leur talent
et beaucoup d'amour à présenter leur oeuvre au public. Tout est présent, tout
est dit, tout est signifié. Tout est présent, tout est dit, tout est
signifié. A nous de ne pas craindre et de pénétrer en confiance dans ce
labyrinthe halluciné, aux fulgurances d'orages, pour en extraire ce qui
s'appelle le plaisir, quitte à tordre pour la faire sienne, et sans souci
d'exactitude, l'expression d'un choix égoïste : images, gestes, mots,
couleurs, que l'on emporte en secret, mais que l'on garde, toujours.
Qui prétendrait voir en Laurent Boutonnat un pâle Lorenzaccio, ravagé par les affres du succès, assoiffé de paradis artificiels, défiguré par sa création - déjà abondante il est vrai- commettrait une bien lourde erreur !
Car enfin c'est out l'inverse. Imaginez, puisqu'une
exacte pudeur l'empêche de se montrer souvent, et le fait fuir comme sous la
menace d'une épidémie, télévisions, radios ou soirées mondaines, une
crinière léonine aux lourdes mèches végétales que sa main replace sans
ménagement. Imaginez aussi une stature haute et puissante, nourrie par un très
ancien sang irlandais et une manière de regarder devant lui qui n'exclut pas la
fierté.
Imaginez surtout une rigueur mentale, une élégance de principe mêlée de beaucoup de courtoisie, un caractère qui somme toute, approcherait d'assez près les austérités jansénistes. (...)
Laurent Boutonnat est un cinéaste qui fait de la musique.
Il parle de cinéma avec ce mélange d'enthousiasme et de
retenue qui le caractérise. Il en parle avec discernement, comme de quelque
chose d'enfoui, de très souterrain, mais de longtemps révéré. Il raconte ce
qu'il crée ; cet art exigeant qui le brûle, "cette alchimie
mystérieuse qui naît d'une idée, d'un phantasme, d'une image, d'une envie de
scène, d'une situation." Son oeuvre est
souvent tragique, et
s'il semble témoigner à l'homme une confiance toute relative, une misanthropie
acide, on est toujours frappé par cette démesure, par cette énergie souvent
venimeuse qui broie les résistances , qui force l' oeil à rester grand
ouvert, qui blesse les sens, mais qui les rend plus subtils et plus rares.
Lui demeure lucide. "Nous n'allons pas continuer à faire tout ceci impunément ; un jour, on va le payer très cher, car nous perdons la conscience de la violence, de la noirceur, de la morbidité..." Il a la modestie d'ajouter que faire des vidéos-clips est un moyen détourné de faire du cinéma."
Mais il ne faut pas le croire. Laurent Boutonnat est un réalisateur à part entière.