Une imagerie homogène 

            Laurent Boutonnat a pris la forme du clip dès Plus Grandir (1985) comme le seul moyen pour lui de créer son univers visuel. Le cinéma qu’avait entrepris de faire le réalisateur en réalisant à dix-sept ans le long-métrage Ballade de la féconductrice (1978) est le même que celui qu’il veut faire avec les clips qu’il tournera. Hors, l’imagerie qu’il souhaite véhiculer est éloignée de celle coutumière des vidéoclips du milieu des années 80. Deux imageries principales habitent les productions de l’époque. D’une part des atmosphères festives et colorées habillent les chansons de variété grâce à des danses et des effets visuels d’incrustation vidéo ; d’autre part des vidéoclips froids et sombres illustrent avec fumigènes et autres effets spéciaux les chansons du mouvement Cold Wave[1] alors à la mode. A l’époque, les vidéoclips sont très majoritairement tournés en studio. C’est par goût de mettre enfin à la lumière son univers mais aussi de bouleverser les tendances que Laurent Boutonnat négocie avec sa maison de disque, dès 1984 la réalisation des clips de ses compositions. Mis à part Maman à tort (1984) et son clip tourné dans l’urgence sur support vidéo, Boutonnat investira dans toutes ses productions des conditions de tournage nouvelles et une imagerie dans une forme habituée à de sévères contraintes, surtout financières. Fréquemment tournés en extérieur, les clips et long-métrages réalisés par Laurent Boutonnat véhiculent des éléments récurrents employés dans des contextes différents selon les films. Le cinéaste apporte des éléments peu coutumiers des réalisateurs de vidéoclips : la datation historique de diégèses se déroulant à d’autres siècles, l’utilisation de réels personnages secondaires, puis une imagerie visuelle nouvelle pour le clip, présente uniformément dans chacune de ses productions.

 

Lieux et situations

Les postulats de départ des clips de Laurent Boutonnat comme ses lieux de tournage campent d’emblée dès l’ouverture du film l’atmosphère lourde et négative de ses goûts cinématographiques. Le décor des films de Boutonnat, clips ou long-métrages, a contribué quelquefois à la réception critique de son œuvre en tant que "compilation imagière". Le réalisateur dans toute sa filmographie a par exemple utilisé cinq fois le décor du cimetière, qu’il soit chrétien ou juif, que ce soit dans des clips ou dans chacun de ses longs-métrages. Boutonnat utilise ce décor dans des contextes pourtant différents. Alors simple élément décoratif servant l’introduction de Plus Grandir et l’errance de la fin de Ballade de la féconductrice, le cimetière prend une fonction symbolique dans Regrets où le lieu est une métaphore de la mort emprisonnant l’héroïne. En Concert élève le décor du cimetière en personnage du film, se sont ses grilles qui ouvrent et ferment le long-métrage, se sont ses tombes et ses "habitants" dont on suit l’évolution et la destruction durant le film. C’est le seul élément que suit le spectateur de la première image à la dernière. C’est seulement Giorgino qui utilise le cimetière selon sa fonction première : le repos et le rappel des personnes défuntes. En effet, seules les tombes du cimetière de Giorgino couvrent des personnages morts non-anonymes appartenant à la diégèse. Avant l’apparition des dites tombes à l’écran, le spectateur sait déjà qui elles représentent : les douze orphelins morts sur lesquelles le docteur Volli est venu enquêter. Les autres lieux utilisés par le cinéaste sont parfois emprunts d’une même morbidité, Sans Contrefaçon met en scène des roulottes de cirque vieilles et ternes, et l’action de Sans Logique se passe dans un désert aride au sol duquel traîne des ossements que de longs serpents viennent ronger.

 
 

 

Les situations de départ des films de Laurent Boutonnat relèvent toujours de contextes difficiles, kafkaïens. Désenchantée par exemple commence par l’emprisonnement et le bizutage de l’héroïne dans une sorte de « prison-usine »[2]. Le début de Sans Contrefaçon voit un marionnettiste renvoyé violemment du théâtre où il se représentait, se faisant jeter dans la boue et cracher dessus ; et Parler tout bas commence sur une jeune fille perdue au milieu les ruines de sa chambre dans laquelle tombe une lourde pluie. Le décor ainsi directement planté, le public de Laurent Boutonnat reconnaît le ton de l’auteur pendant que le spectateur de clips traditionnels se familiarise avec ces atmosphères nouvelles. Sans Logique est le clip représentant le mieux cette entrée en matière brutale. Le couple assis main dans la main sur une petite dune se taillent les paumes des mains avec un couteau rouillé sans raison apparente. Signe avant coureur du sacrifice auquel ils vont devoir se livrer devant un public familier, l’idée est introduite une nouvelle fois par une petite fille jouant dans la boue et clouant innocemment une figurine du Christ sur une petite croix en bois trouvée au sol. L’utilisation fréquente de scènes fortes et violentes au début des clips ne trouve pas sa justification dans l’unique but stylistique de choquer le spectateur pour "l’accrocher" à l’histoire. Comme c’est fréquemment le cas chez les scènes d’introduction de longs-métrages, chaque petite tragédie de début de film a un sens et détient la fonction de désigner entre quelles personnes et à quel degré va se passer l’action. L’exemple le plus complet revient au pré-générique de Giorgino. La visite du héros chez son docteur est accompagnée par le compte rendu du décès d’un homme dont l’enfant patiente dans le couloir d’attente. On apprend que suite à une longue amputation, le patient a perdu beaucoup de sang puis est mort. Le visage de son fils est l’image qui ouvre le film, et lorsque le héros sortira du cabinet du médecin, il assistera à une scène symbolisant à elle seule toute sa vie. Une bonne-sœur vient s’accroupir près de l’enfant pour lui murmurer d’une voix douce quelques mots qui nous resterons inaudibles. L’enfant consentant donne alors la main de la sœur et tous les deux s’en vont au fond du long couloir. Avant l’apparition du titre du film, un dernier contrechamp sera fait sur le visage du héros, lui aussi ayant perdu ses parents étant petit. Son personnage est entièrement contenu dans le dernier plan : un garçon à l’âme d’enfant perdu dans un monde d’adulte se fera guider par une religion omniprésente mais impuissante.

 

Personnages et jeu de l’acteur

En opposition à la convivialité des vidéoclips traditionnels de chansons de variété où les interprètes et les musiciens sourient parfois exagérément, Boutonnat crée un monde dur, peuplé de personnages misanthropes. Mis à part un ami que le héros du film réussira éventuellement à avoir près de lui, les personnages qu’il rencontre lors de ses aventures lui veulent le plus souvent le plus grand mal. Par exemple la jeune femme de Plus Grandir ne trouvera de compagnie qu’avec une colombe venue se poser devant elle avant sa mort ; Le reste de ses rencontres sera fait d’individus la maltraitant jusqu’à ce que la paranoïa s’empare d’elle et qu’elle se venge sur son innocente poupée de chiffons. Elle aura auparavant dû affronter un homme venu la violer pendant son sommeil, et des nones venues la battre pour la punir de ce viol. Le marionnettiste de Sans Contrefaçon aura pour seule compagnie son pantin de bois une fois que la dame en noir aura repris la vie de sa bien-aimée, la femme-Centaure de Sans Logique restera seule devant son amant agonisant, alors que la famille venue assister à leur union leur tourne le dos. Généralement des clips, l’interprète de la chanson est souvent l’objet des maltraitances subies. Laurent Boutonnat utilise comme une actrice fétiche la chanteuse qui apparaît, bien entendu, dans tous les clips illustrant ses chansons ; il lui offre des rôles différents mais jamais de psychologies de personnages contradictoires d’un film à un autre. La mission principale du clip étant de promouvoir la chanson aussi bien que son interprète, Boutonnat a fait de Mylène Farmer un personnage fantasmatique propice à l’admiration du spectateur. La multiplicité des rôles principaux en rapport à chacun des clips impose à la chanteuse des changements fréquents de rôles, comme le ferait une comédienne travaillant sur des projets différents. Tour à tour femme-enfant, séductrice ou dominatrice, elle revêt plusieurs casquettes de son image publique selon les rôles qu’elle endosse. Alors que des clips comme Libertine, Désenchantée, Hasta Siempre ou  Moi…Lolita imposent aux chanteuses respectives un jeu réaliste, des clips plus féeriques comme Sans Contrefaçon ou encore plus oniriques comme Regrets, A quoi je sers ou Parler tout bas exigent un jeu de l’acteur différent. Pour ces derniers, Laurent Boutonnat a sans doute demandé un jeu tout en nuances, proche de l’inexpression qui contrastent avec le jeu parfois outrancier des personnages de rivales. En étroite collaboration avec ses interprètes, Boutonnat les emploie dans des rôles différents d’un clip à l’autre, leur permettant la démonstration d’une palette d’émotions et de composition plus ou moins large. La similitude du travail sur un clip de Boutonnat avec celui qu’elles devraient accomplir sur un plateau de cinéma donne aux interprètes l’occasion de communiquer médiatiquement sur leurs performances de comédiennes, élément utilisé dans plusieurs interviews en vue de la promotion de leur personnage public.

 

 

Amour et mort

            Éléments très présents dans la filmographie de Boutonnat, on peut dire que la récurrence des deux thèmes de l’amour et de la mort dans la majorité des clips et des longs-métrages du réalisateur souligne une grande volonté de romantisme. Plus que de montrer l’amour différemment que la mort, plutôt que d’opposer les deux, Boutonnat les traite pareillement et les lie à plusieurs reprises. Dans Sans Logique c’est pourtant un couple visiblement amoureux qui se déchirera en s’affrontant dans une feria baroque qui verra le trépas de l’homme. On peut également lire le double emploi de l’amour et de la mort dans la fuite de la fée de Sans Contrefaçon, emmenant sous le bras le pantin pour s’y attacher, lui donner la vie, puis finir par la reprendre. On peut également signaler la mort de Libertine dans le clip éponyme : alors qu’elle fuyait avec son amant, tous deux sont fusillés par la rivale jalouse ; le long plan final du clip représentant les deux amoureux unis, mais dans la mort. Boutonnat a aussi mélangé amour et mort de façon outrancière, non seulement dans l’abusif Ballade de la féconductrice qui avait ouvertement pour seule volonté de choquer, mais dans un clip destiné à une large diffusion télévisée. Les liaisons charnelles de Beyond my control finiront dans un bain de sang, et c’est lors d’un plan mêlant amour et mort que les deux thèmes s’uniront le plus clairement à l’image : un interminable baiser entre les deux amants finira en étreinte cannibale, le sang sortant de la bouche des deux protagonistes et s’étalant sur l’autre partenaire. Regrets en revanche, est un clip au traitement romantique qui rapproche le plus près les deux éléments en employant des images très significatives de cette double thématique : l’amour y est représenté en partie par le petit bouquet de fleurs tenu à la main par le héros, et la mort, omniprésente, est rendue par le lieu du cimetière qui décore tout le clip.

 

Dès la première critique de Ballade de la féconductrice en 1980 et malgré la vulgarité outrancière du film, on a reconnu à Laurent Boutonnat « un réel et profond romantisme »[3]. L’impression qui se dégagera plus tard des vingt clips et des trois longs-métrages réalisés par lui ira dans le même sens, avec l’emploi d’une imagerie cohérente qu’il utilise dans des contextes différents selon les histoires racontées. Quatorze ans plus tard, une critique lors de la sortie de Giorgino dépeindra le style de Laurent Boutonnat comme « une sorte de mélancolie dramatique qui donne au monde la couleur de la fatalité »[4]. C’est avant tout l’ensemble de son imagerie romantique qui donne à l’œuvre de Laurent Boutonnat cette espèce de romantisme poétique. Le monde de Laurent Boutonnat ainsi fait, peuplé de hiboux impassibles sous la pleine lune, de neige qui recouvre tout, de personnages solitaires et silencieux, de spleen sans idéaux.

 

Jodel Saint-Marc, le 16 février 2003.


[1] Style musical qui regroupe des formations souvent issues des années 80 et de la période Synthétique. Des chœurs, du violon ou du piano font légion dans leurs compositions à l’atmosphère angoissante. Les chanteurs ont des voix très lourdes alors que les chanteuses ont souvent des voix claires et hautes. S’apparente au style anglo-saxon New Wave.

[2] Formule employée par Laurent Boutonnat lors de l’interview de l’émission de M6 Pour un clip avec toi pour décrire l’espèce de bagne dans lequel se déroule l’histoire.

[3] Auteur Inconnu, Cinématographe, n°58, mai 1980.

[4] Christophe D'Yvoire, «Un film-fleuve qui ne tient pas toutes ses promesses», Studio Magazine, octobre 1994, p.62.

 

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