"L'erreur du cinéma, c'est le scénario." (Fernand Léger)

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Laurent Boutonnat est décidément un réalisateur insaisissable, tournant des clips insaisissables. Après son retour derrière la caméra pour filmer Mylène Farmer dans Les Mots, le cinéaste montre plus que jamais que ce sont ses muses qui s'adaptent à son cinéma et pas l'inverse. Alors que tout le monde attendait le retour de Mylène Farmer devant la caméra interprétant des personnages, grimée et surexploitée, Boutonnat se fond de plus en plus dans l'intimisme qu'il semble ne plus quitter depuis les clips de Nathalie Cardone de 1997-1998 : Laurent Boutonnat a changé, finies les grosses productions. Qu'il filme telle ou telle artiste, sa direction restera la même (Moi... Lolita formant une exception que nous détaillons à la rubrique correspondante). Mais justement quelle est cette direction ?

 

    Autant le dire, pour n'importe quel public ayant vécu le doux enthousiasme que chaque nouvelle sortie de clip suscitait jusqu'en 1992, Pardonne-moi ne peut-être que décevant. Tout ce qui faisait de chaque clip un oeuvre de divertissement à part entière disparaît ici : plus de figurants, ni de personnages, ni de dialogues, ni d'action. La question la plus évidente alors à se poser est de savoir ce qu'il y a à gagner à se défaire de tout cela ? On remarque justement que tout ce que Boutonnat supprime depuis Mon ange (1998) a trait à la narration, au fait de s'attacher à d'autres structure que celle de l'image et de son discours. Fernand Léger disait que "l'erreur du cinéma, c'est le scénario". La solution du problème se trouve peut-être bel et bien ici : Laurent Boutonnat serait-il moins cinéaste qu'avant parce qu'il ne s'attache plus au narratif, dans le sens diégétique tu terme ? Ceci expliquerait pourtant l'absence de troisième long-métrage après Ballade de la féconductrice et Giorgino. Pourquoi faire un long-métrage en s'encombrant de contraintes facultatives (dont l'histoire) alors que seule l'image compte ? On peut bien sûr tergiverser sur le bien fondé de cette démarche; mais si on peut critiquer volontiers Pardonne-moi sur le divertissement et l'ambition, on ne peut lui reprocher son manque d'images.

 

 

    Depuis le début de sa carrière, le vocabulaire de Laurent Boutonnat reste en tout cas d'une implacable cohérence. Dans Pardonne-moi il va même jusqu'à reproduire en grande partie les cadrages de Maman à tort, comme si ce coup d'essai datant de février 1984 n'en était pas un et que tout avait été pensé, réfléchi, approuvé et que tout était resté inamovible. La répétition des zooms avants sur le visage sont les mêmes, et cette silhouette à robe courte à demi dans l'obscurité qui avance face à la caméra est toujours la même, c'est la (finalement) fidèle Mylène Farmer 17 ans après, reproduisant la même démarche, devant la même caméra, sous les mêmes lumières, devant le même oeil de cinéaste amoureux. Bien sûr l'image, elle, a évolué, Laurent Boutonnat n'arrêtera jamais d'apprendre, offrant d'année en année des images de plus en plus rares, mais de plus en plus sublimes. Mêmes les clips les plus récents confortent la vision de Laurent Boutonnat comme un auteur, si par exemple ses légères contre-plongées de trois quart gauche lui sont depuis de nombreuses années reconnaissables, certains de ses jeux de lumières appartiennent à lui seul. En plus de l'atmosphère si personnelle qu'il distille dans chacune de ses oeuvres, on peut en effet reconnaître sa disposition complexe de ce qu'on appelle en cinéma "la photographie". Le projecteur qui est situé derrière en hauteur du sujet filmé est utilisé dans la totalité des cas comme une lumière d'appoint pour esquisser très légèrement par exemple le contour d'une chevelure en l'éclairant par derrière. Ce projecteur est mis très en évidence dans le cinéma de Laurent Boutonnat, qui le pousse au maximum de sa puissance, et l'avance plus à la verticale au dessus du sujet. C'est cette astuce inédite au cinéma (ou utilisé très parcimonieusement) qui laisse apparaître notamment le front et le nez de Nathalie Cardone en les illuminant lorsqu'elle se meut sur Mon Ange, qui fait étinceler la crinière du cheval de Pardonne-moi et briller le long corps du serpent  jusqu'à le teinter en blanc; c'est aussi ce projecteur omniprésent qui auréole la coiffure de la grande majorité des personnages de Laurent Boutonnat lorsqu'ils sont sur un fond obscure de studio (Alizée dans Moi Lolita, Mylène Farmer dans Beyond my control...)

 

 

    Certains seront peut-être déçus de ne pas voir apparaître ici d'analyse symbolique, pragmatique, énonciative ou même syntagmatique. Mais les clips de Laurent Boutonnat ne s'y prêtent plus. Laurent Boutonnat ne raconte plus (mis à part les clips réalisés pour Alizée, quelques maigres "histoires prétextes" comme celle de Les Mots et d'éventuels futurs clips diégétisés). Il serait en effet totalement vain de chercher les sous-traitances avec les paroles de la chanson, de trouver la fonction de l'homme à cheval, du serpent, ou de la poussière. La seule chose analysable dans Pardonne-moi est son réalisateur, ses goûts pour les images syncopées, l'esthétique à tout prix, et les ambiances inédites (amusez-vous à trouver quelle autre oeuvre audiovisuelle peut provoquer en vous le même genre de sensation que le clip de Pardonne-moi, et les clips de Laurent Boutonnat depuis 1998 en général...) Si les éléments que choisi Laurent Boutonnat pour chaque nouveau clip rappelle les anciens, il apporte en outre à chaque fois un élément qui vient enrichir ce qu'il avait déjà mis en place et qui présente l'interprète sous un jour à chaque fois un peu différent. Dans cette optique, l'image la plus frappante n'est pas celle des yeux blancs, ou noirs (simple effet de frayeur par l'emploi des sensations descendantes) mais cette espèce de danse tribale au ralenti et au noir et blanc très contrasté et granulé, avec une Mylène Famer qu'on imagine plongée dans la poussière de l'au-delà. Sur un fond très noir, les particules de cendres s'échappent des cheveux et donnent à la silhouette de la chanteuse en la suivant la très étrange allure d'un spectre. Dans ces plans magnifiques, l'interprète reste les yeux fermés, totalement inexpressive, comme si quelque chose de surhumain la guidait, l'avait sortie de la poussière où elle reposait depuis la nuit des temps. Seuls deux plans quasi-subliminaux surexposés la montreront hilare, la tête basculée en arrière, rendant du même coup l'ensemble de la danse et du clip dénués de sens et de logique. Reste ce chevalier mystérieux, lui aussi sur fond noir, qui galope sans fin et qui rythme la chanson. On peut sur ce point remarquer deux choses : Ses apparitions se font à des moments de la chanson où la répétition est aussi musicale, ce qui accroît l'idée d'un galop sans fin du cheval et la course de ce prince qui jamais n'arrivera à destination. Pour renforcer cette idée on peut remarquer aussi que le cheval n'avance pas, mais fait du sur place (la fumée en arrière plan reste immobile). La caméra n'est donc pas en travelling latéral mais en plan fixe, et amorce même à un moment un zoom arrière. Ainsi non seulement on ne peut que ressentir la quête vaine du prince, mais également jouir de la fluidité de sa course, de la beauté de cette image irréelle en contre-plongée. Grâce à tout cela Laurent Boutonnat côtoie au plus près ce qu'est le cinéma expérimental : la prise de vue d'éléments à demi réels afin de les employer dans de nouvelles formes plastiques, et inventer du même coup une grammaire cinématographique différente qui provoque chez le spectateur des sensations nouvelles qu'il ne peut éprouver par le biais du cinéma traditionnel.

 

 

 
    C'est à ce moment de l'analyse qu'il me faut employer le "je", tant ce que j'avance ici n'est vérifiable nulle part, et ne relève même plus de la simple interprétation. Si on prend le soin d'adhérer à cette théorie qui est la mienne, il faut alors reconnaître que les symboles n'ont même plus leur place dans ce cinéma "de l'image". Il n'y a pas de symbole dans Pardonne-moi. Il serait pourtant facile d'approcher le serpent du pêcher originel et les yeux blancs de la cécité. Mais comment expliquer alors les yeux noirs de la fin du clip, le rapport au texte et la présence du prince sur son cheval ? Chacun de ces éléments n'est ici au service de rien, si ce n'est de lui-même. Leur propre présence les justifient à l'écran. Quant à l'origine de leur choix, il faut encore s'en retourner vers l'image. Chacun des éléments est montré dans le clip à un endroit précis de la bande son. Ainsi le serpent ne peut apparaître que sur le violoncelle du pont musical, tant les sinusoïdes dessinées par son corps matérialisent plastiquement et simultanément la musicalité sonore; les saccades de batterie ne peuvent également correspondre qu'à la danse tribale de la chanteuse les cheveux remplis de poussière, éclairées par des éclairs lumineux qui la laissent deviner par le spectateur par flashs plus qu'ils ne la montrent. Même chose pour le fameux travelling sur Mylène Farmer qui laisse découvrir en levant la tête des yeux vides : les violons graves dénoncent musicalement parfaitement la monstruosité de ce visage, alors que le piano du début en glorifiait sa beauté. Le mouvement de caméra (qu'on appelle travelling mécanique avant) maintes fois répété au début de la chanson sur le visage de l'interprète est ici répété encore; et c'est précisément ce mouvement de caméra qui rend horrible la vue de ce visage au yeux vides. Laurent Boutonnat se sert de la structure du clip-type (qui veut que l'interprète soit toujours à son avantage, voire déifiée) pour ensuite imposer par le même cadrage un contrepoint qui glace le sang.

 

    Laurent Boutonnat, de 1985 à 1992 n'a pas fait de clips. Il a fait des films de cinéma, référencés à des genres ou des sous-genres. Mais à aucun moment, ni même pour Ainsi soit-je ni pour Je t'aime mélancolie, nous avons eu à faire à un vidéo-clip "digne de ce nom". A la base, un vidéo-clip consiste à illustrer une chanson par des images. Rien de plus. Laurent Boutonnat a toujours apposé à cette règle sans cesse davantage d'artifices, d'histoires, de symboles... De Pardonne-moi en revanche il fait un vrai clip stricto-sensus : une musique - des images qui l'illustrent. Le sens des images, leur teneur discursive, tout ceci n'a aucune importance face à leur musicalité intrinsèque et l'effet qu'elles produisent quand on les appose à la bande-son en question. Dans Pardonne-moi plus que jamais, l'image ne peut être présente à l'écran que parce que c'est CETTE chanson qui est illustrée, alors qu'on peut aisément imaginer les images de Libertine, Sans Contrefaçon et même Ainsi soit-je sur une autre musique de couleur approximativement équivalente. Ces images n'ont été inventées que parce qu'il y avait tel ou tel son dans la chanson, ces images sonnent juste par rapport aux effets musicaux tout simplement, et ceci pour la première fois chez Boutonnat. Tout ceci pour dire que Laurent Boutonnat a continué d'évoluer dans sa manière d'appréhender le vidéo-clip, même si ça n'est pas dans la même direction que le public "pour lequel" il travaille. Le seul travail du réalisateur concerne l'image, et rien qu'elle, Boutonnat n'est pas un romancier, pas plus qu'un conteur. Quelle meilleure définition donner à sa recherche autour de la composition de l'image que la réponse qu'il apporte dans Les Mots avec tout son travail autour du Radeau de la Méduse, le tableau de Géricault ? Depuis 1997, de Mon Ange à Pardonne-moi en passant par Baïla Si et Les Mots, Laurent Boutonnat n'a cessé de tâtonner pour trouver ce qu'était vraiment un clip, ce qu'était vraiment une image, et donc ce qu'est réellement le cinéma.

 

 

    Pourquoi me dira t-on, se cantonner au même type d'image, aux mêmes éléments alors que le réalisateur a su pourtant diversifier ses inspirations en une décennie de clips autrement plus riches ? Puisque visiblement Laurent Boutonnat s'est (définitivement ?) détaché du cinéma pour se concentrer entièrement à ce qu'est un clip, le réalisateur a été touché par le même syndrome que les autres réalisateurs abordant un certain âge : faire le meilleur film, et dans notre cas, le meilleur clip, le clip ultime. Alors que Chaplin tentait à la fin de sa carrière de toucher cette perfection en tournant Monsieur Verdou (1953), Tandis que Tati retentait le film parfait avec Traffic (1972), Laurent Boutonnat rétrécit également de clip en clip le champ d'application de son univers afin visiblement de trouver l'image juste, celle qui broiera la chair de celui qui la regardera. De plus en plus on peut avoir l'idée de ce à quoi ressemblera LE clip de Laurent Boutonnat : de longs plans contemplatifs représentant des éléments immobiles, un ciel nuageux, du vent, des fantômes pas encore entrés dans l'au delà et se frottant encore aux humains, une quête sans fin (que ce soit en cheval, à pied ou en radeau) et une errance éternelle de personnages perdus et auxquels il ne reste que le recueillement. Seulement il ne faut pas l'attendre ce fameux dernier clip de Laurent Boutonnat, il n'y aura point de bouquet final, rien ne le distinguera particulièrement des autres, ce sera juste celui sur lequel le cinéaste voudra s'arrêter, estimant achevée la recherche qu'il fait sur l'image et avant tout sur ses propres fantasmes graphiques. Pardonne-moi aurait pu d'ailleurs être celui-ci, le seul vrai clip, donc le dernier. Et si ce n'est pas le cas, un cap a de toute façon été franchi en le réalisant : se désintéresser intégralement de tout fonctionnement narratif pour ne se concentrer que sur l'image, quitte à ce qu'elle rende ivre tellement sa beauté ne renvoie à rien de connu.

 

Jodel Saint-Marc.

 

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