Bien
loin des structures habituelles qui régissent le clip, ceux dont nous parlons
ici pourraient résulter d'un mélange inédit entre plusieurs formes filmiques,
plus ou moins éloignées les unes des autres : Le film musical, le film de
divertissement, le film expérimental, le film publicitaire, le film muet.
Laurent Boutonnat, comme écartelé entre deux pôles opposés du cinéma (le pôle
du divertissement et celui du cinéma expérimental) choisi deux axes d'approche
pour ses clips. On peut aisément se rendre compte que les deux conceptions du
vidéo-clip par ce réalisateur se départagent selon la durée de chacune de
ses productions. Sur les vingt-cinq clips que Laurent Boutonnat a tournés, six
d'entre eux durent plus de sept minutes, comportent des musiques additionnelles,
sont encadrés par un générique de début puis de fin, et contiennent parfois
des dialogues. La durée de la majorité des autres clips restent
approximativement autour de celle de la chanson qu'ils illustrent et explorent
une imagerie plutôt qu'un récit à proprement dit.
La
première catégorie, celle des clips à durée supérieure à six minutes, obéit
aux règles du cinéma traditionnel, par opposition au cinéma expérimental,
chacun de ces six films obéit davantage aux critères qui font d'une œuvre un
film de divertissement qu'à ceux qui régissent la forme du vidéo-clip. Bien
loin du studio au décor épuré loué à la journée, des déjà vieux effets
spéciaux rappelant l'Art vidéo tel que le pratiquaient des artistes comme Paik
dans Global Groove (1972) ou Emshwiller dans Scape-mate (1972),
Laurent Boutonnat a pensé six de ses clips comme autant de fictions cinématographiques
se démarquant le plus souvent possible de l'esthétique du vidéo-clip,
tel qu'il existait encore en 1985. La durée habituelle d'un vidéo-clip oscille
entre trois et cinq minutes. Laurent Boutonnat, dans ses six clips les plus
longs arrive à des résultats compris entre huit et dix-huit minutes. Ces
minutages exceptionnellement longs pour des clips destinés aux passages télévisuels
répétés seront paradoxalement l'outil principal de la volonté de vision par
le plus grand nombre. Misant sur le bouche à oreille, ces clips (pourtant eux-même
objets promotionnels) seront eux-même l'objet d'une promotion. Et c'est précisément
cette popularisation du clip qui portera la musique qu'il illustre à l'oreille
de tous, avec en perspective non seulement la vente du support phonographique,
mais également du support vidéo, la majorité des clips de Laurent Boutonnat
ayant été disponible dans le commerce. C'est en partie grâce à leur relative
longue durée et à leur support (pellicule 35 mm au format d'image 1.85 ou
2.35) que quatre de ces films ont pu bénéficier d'une exploitation en salles
de cinéma av
ant et simultanément à leur diffusion télévisée. Conviant la
presse cinématographique et musicale pour les premières séances, omettant de
préciser au public que le film projeté était un court-métrage (grandes
affiches à l'appui) un clip comme Libertine doit son succès à
l'exploitation au cinéma Publicis des Champs-Élysées à Paris (juin 1986)
dont il a bénéficié deux jours durant : évènement pour un clip qui s'est
largement répercuté sur les ventes de 45 tours à l'époque, la télévision
française ayant largement rediffusé le clip suite à l'engouement des
projections. Avec des durées peut vendables à priori en télévision, le réalisateur
prend pourtant le risque d'être ignoré, la carrière de ses clips ne saurait
se passer de la multidiffusion propres aux médias télévisuels. On ne peut être
présent sur tous les marchés si l'on a rien à vendre, c'est pourquoi les méthodes
pour diffuser progressivement le clip au public ne saurait se justifier sans
l'envergure de l'originalité intrinsèque du contenu.
Le
cinéma projetant essentiellement des longs-métrages de divertissement, on peut
observer que c'est en partie grâce à d'astucieuses et lointaines références
cinématographiques que Laurent Boutonnat a pu aider ses œuvres à se hisser au
rang de films de cinéma. Libertine par exemple, éclairé aux
bougies de Barry Lindon (S. Kubrick - 1975), ouvert par des duellistes
recréant le film du même nom (Ridley Scott – 1977), peut se laisser voir
comme « la bande-annonce d'un film très réussi »[1]
où dix minutes durant lesquelles les décors se multiplient, les scènes de
bagarre alternent avec des atmosphères suaves. Si Libertine n'est pas un
vidéo-clip, il n'est pas un film non plus. Les dialogues en sont
absents, la chanson que l'ont promeut tient bel et bien la place centrale, et
les originalités structurelles de la forme du clip (aux contraintes savamment
contournées par Boutonnat)[2]
se marient avec ce récit inattendu où l’héroïne meurt au tout dernier
plan. Sont également exploités en salle à Paris Plus Grandir (1985), Pourvu
Qu'elles Soient Douces (la suite de Libertine en 1988) et Désenchantée
(1991). La presse emploiera pour la première fois en 1986 pour Libertine
une expression qui se trouvera employée régulièrement par la suite pour les
vidéo-clips revêtant les même particularités : « Clip ou film? Les
deux. Mylène Farmer inaugure le genre »[3]
Une
grande différence avec le clip traditionnel[4]
se situe avant tout dans le statut de l'interprète, qui devient héros d'une
histoire, et autour duquel gravitent des personnages secondaires. Bien souvent,
l'interprète de la chanson illustrée est elle-même un personnage secondaire,
et sa mise en valeur[5] tient au mystère qui
entour son arrivée tardive et sa courte présence à l'écran. Sans Contrefaçon
joue sur cette absence, où l'interprète de la chanson ne fait qu'une
apparition de deux minutes au milieu de ce film qui en compte huit. Cette arrivée
du personnage, attendue depuis le début du film, est mise en scène par la
transformation (non-montrée) de ce Pinocchio en créature mi-homme mi-femme. Créature
qui disparaîtra mystérieusement deux minutes plus tard. La double frustration
provoquée alors chez le spectateur tient à l'arrivée tardive de la chanteuse
tant attendue et à la brièveté de sa présence à l'écran. On retrouve ce même
schéma dans d'autres clips de Boutonnat tels Tristana (1987) où
l'interprète en question meurt au milieu exact de l'histoire. Le personnage
central n'est alors pas celui qu'on voit le plus souvent à l'écran, mais celui
autour duquel gravite l'histoire et qui se trouve être l'objet convoité par le
personnage principal, détenteur de la part de mystère de la diégèse.
La
seconde catégorie de clips réalisés par Laurent Boutonnat se résume souvent
au niveau du récit à une situation donnée, souvent tragique, et qui n'évolue
pas forcément, donnant au film la teinte d'une contemplation désabusée à
l'intérieur d'un univers fantasmagorique où règne une certaine imagerie. Ces
courts-métrages dont l'importance réside essentiellement dans le soin esthétique
apporté aux décors et effets visuels n'ont d'expérimental que le traitement
que subit la narration. On peut souvent espérer lire le film uniquement par les
symboles, apparitions et disparitions de formes plastiques, montages parallèles
et les paroles de la chanson. Quelquefois proche d'une certaine féerie maclarénienne,
Laurent Boutonnat semble avoir pris le parti de contourner chacune des
obligations inhérentes à la forme. Sans perdre de vue l'aspect promotionnel
que revêt avant tout un vidéo-clip, Il crut avoir compris et mis en
application l'assertion : promouvoir c'est surprendre, c'est inventer,
contredire, faire parler de soi. Ici Laurent Boutonnat est proche de ses
collègues réalisateurs de clips, basant son travail essentiellement sur le
rythme des images, comparable à celui de la musique, et cherchant de
ce fait par le synchronisme ou l’a-synchronisme des deux à émouvoir son
spectateur.
« Il y a deux sortes de musique : la musique des sons et la musique de la lumière qui n’est autre que le cinéma ; et celle-ci est plus haute dans des vibrations que celle-là. N’est-ce pas dire qu’elle peut jouer sur notre sensibilité avec la même puissance et le même raffinement ? »[6]
Jodel Saint-Marc, le 14 mars 2002.
- [1] François Hanss, «Clip ou film? Les deux. Mylène Farmer inaugure le genre», STARFIX n°39, août 1986 pp.80-81.
- [2] Durée plus longue, présence de musiques additionnelles…
- [3] Opus cit.
- [4] En admettant que la forme du clip, pourtant récente, soit déjà l'objet d'une tradition.
- [5] Puisqu'il faut bien mettre en valeur l'interprète, qui est l'objet de la promotion conjointement à la chanson en question.
- [6] Abel Gance, Les Cahiers du mois, numéro spécial sur le cinéma, 1925, p.24.