Laurent Boutonnat se tire une balle dans le clip.

    Hasta Siempre restera sans conteste le grand tournant de Laurent Boutonnat dans le clip. Lui qui n'en a pas tourné depuis cinq ans revient avec un style qu'il gardera par la suite : la compilation imagière. Ce qui pourrait de prime abord ressembler à un hommage à la filmographie de Laurent Boutonnat prend sous cet angle les traits d'une courte œuvre crépusculaire, testamentaire. On peut bien sûr retrouver du Tristana dans le climat  para-révolutionnaire, dans le recyclage d'images d'archive et dans la danse sous la pluie, on retrouve du Désenchantée dans la marche décidée vers un horizon incertain, mais ce serait de la mauvaise foi de réduite Hasta Siempre à cela. Le cinéaste nous emmène pour une fois loin des étendues enneigées ou des paysages désertiques. Laurent Boutonnat qui réalise Hasta Siempre, c'est Eisenstein qui fait Que Viva Mexico (1931) : un tournant décisif, imprévisible, œcuménique, grammatical. On aurait jamais pu imaginer le tournage d'un de ses films aux Caraïbes. Et pourtant, le propos le nécessite, Boutonnat s'aide une fois de plus de l'histoire locale (après la révolution russe, la guerre de sept ans, la première guerre mondiale) pour enrichir son film d'un arrière plan historique qui permet d'asseoir son histoire dans la crédibilité.

 

 
    Ce film a sa particularité, son concept propre. Jamais Laurent Boutonnat n'aura exploité tant de décors en si peu de temps, jamais il n'aura si bien trouvé le juste milieu entre la volonté révolutionnaire de ses héros et leur impuissance. Seule les prémices d'une éventuelle révolte est montré, l'enjeu lui reste désespérément inconnu ; même si les précédentes "positions politiques" de Laurent Boutonnat dans les clips qu'il reprend ici (communiste dans Tristana, libertaire dans Désenchantée) peut nous guider vers un renversement du régime castriste en place (le Che romps avec Fidel Castro en décembre 1964 suite à un sulfureux discours à New-York). Décodé comme cela, la lecture du clip ferait de Hasta Siempre (paradoxalement très bien accueilli à la Havane) un grand film subversif.

 

    Démarrage immédiat avec l'autocitation : un plan en sépiage de Che Guevara encadré d'hommes en habits militaires. Avec des défauts aléatoires de la pellicule, cette vieille image nous replonge dans le passé. Bruit de balle, zoom avant sur le regard noir du Che. Comme celui, 13 ans plus tôt qui faisait pénétrer le monde de Laurent Boutonnat par le truchement du portrait jauni de Sigmund Freud. Encore une fois tout est planté dès les quatre premières secondes du clip : le commandant est mort, assassiné. L'histoire peut alors débuter...

    La Higuera, petite maisonnette toute en longueur servant d'école dans la campagne cubaine est entourée de militaires, de pauvres musiciens désabusés. Une femme vêtue  d'une longue jupe claire s'avance vers l'entrée, dévisagée par un vieil homme jouant de la guitare sèche : en fait les cinq notes qui nous replongent dans des sensations oubliées depuis longtemps, identifiables immédiatement à Boutonnat comme d'autres intros comme Tristana ou Moi...Lolita. L'instant frise le surnaturel, caméra à terre, face à l'entrée, on découvre Nathalie Cardone, bras écartés derrière les portes, illuminant de lumière l'intérieur de la pièce. A l'intérieur du même plan, la vue d'ensemble de Nathalie Cardone abouti à un gros plan, ce qui nous fait pénétrer dans ses sensations intérieures. Le regard fixe, elle n'est attirée que par une chose, Ernesto "Che" Guevara allongé, autour duquel rodent des militaires, sans doute coupables. Deux plans plus tard ces hommes ne sont plus là, seuls Ernesto et Nathalie se font face. Elle sourit, la détermination a quitté le corps du premier pour rejoindre celui du deuxième. Le sourire s'estompe peu à peu lorsqu'on se rend compte de l'ampleur de la tâche à accomplir.

   Ce n'est pas Nathalie Cardone qui ressort de la maisonnette, c'est bien plus que cela. Le regard fuyant des paysans armés (c'est eux qui avaient dénoncé Che Guevara en 67), cette très forte contre-plongée sur son corps, son regard sur cet oiseau de mauvais augure se découpant sur un ciel blanc le montrent bien : "Che" Guevara s'est réincarné, Ernesto passe définitivement le flambeau.

 

    Simultanément aux percussions, le clip prend son rythme de croisière : rapide, rageur, sans concession. Simple entraînement : le bris de bouteilles vides à la mitraillette, comme la pulvérisation sans avertissement d'une nation vidée de son contenu, transpercée par l'embargo. On ne saura finalement pas quelles étaient les intentions de cette jeune femme investie de l'âme du "Che". Veut-elle le venger ? Veut-elle continuer son combat ? Quel est son but ? La jeune femme est repartie, mitraillette au dos et nourrisson au sein, bardée de sacs qu'on imagine pleins de rancœur. Le mimétisme avec le charismatique leader cubain n'est pas au rendez-vous mais peut importe, Cardone ici (ré)incarne moins le commandant révolutionnaire que la nation cubain elle-même, à l'image d'une patrie au seins nus d'un Delacoix (La Liberté guidant le peuple - 1830). En baskets traversant les ruisseaux, à cheval dans les plaines, longeant les cultures de canne à sucre alors que les paysans la dévisagent, s'arrêtant juste dans un coin sauvage pour donner le sein à son fils. Image forte : Elle qui s'est faite pénétrée par l'esprit de Che Guevara insuffle ce même élan à sa progéniture, la nourrie de sa force nouvelle. Elle semble traverser tout le pays. Que la route semble longue... On remarquera l'usage des fondus enchaînés pour accentuer l'impression du temps qui passe, ainsi que la retouche d'image sur quelques paysages pour rendre le climat différent (un ciel est par exemple assombri pour donner l'illusion que le plan n'a pas été tourné la même journée que les autres). Si le temps dans l'histoire passe lentement, le temps dans le clip aussi, la séquence du voyage à pieds (où pourtant il ne se passe rien) dure la moitié du film, jusqu'à ce que la silhouette de la jeune femme se découpe sur une église : elle entre dans un village...

 

    La séquence est au ralenti, on avait jusqu'à présent deviné que les paysans qui avaient dénoncé le "Che" ne voyaient pas d'un bon œil le retour de cette figure combattante vers leurs cultures, mais on découvre avec effroi que les autres habitants de la campagne profonde, loin de La Havane ou de Trinidad, ont la même réaction à son égard. Les regards veulent se détourner aussi, mais pourtant tout le monde vient voir cette réincarnation, cette femme et son fils, nourris de la force de leur maître. La jeune femme, elle, reste au départ imperturbable, on croit reconnaître dans sa démarche droite et son regard haut la même détermination que son mentor cubain. Mais le doute s'installe, tant les regards se font menaçants et vindicatifs. Elle sert son bébé contre elle, sans doute effrayée par ce peuple rassemblé dans la rue qui attend en fait patiemment d'elle que tout redémarre. Peu à peu la femme se reconnaît dans les habitants de ce village, elle découvre derrière une porte une jeune maman d'âge comparable tenant son nouveau né de la même façon qu'elle, une vieille dame brune et coquette qu'elle espère devenir un jour, des silhouettes de femmes et d'enfants dissimulés derrière des grilles et des balcons qui semblent les enfermer. Et puis il y a enfin et surtout cette fille désabusée, la vingtaine triste, cheveux bouclés, d'une beauté fulgurante, qui lève lentement la tête et nous propulse du même coup dans une nuit chaude et humide. 

       

 

    Ce qui était enfoui depuis le début du film à l'intérieur de Nathalie Cardone remonte à la surface brutalement. Comme si le feu qui crépite dans la nuit agissait en exorciste sur elle, le fantôme du "Che" renaît de ces cendres. Le regard inhabituellement inexpressif de son cadavre claque dans la nuit, les hautes flammes rougissantes du bûcher tranchent avec la pluie noire qui tombe sur les Caraïbes. Le plus grand problème au cinéma (Comment filmer la pensée ?) trouve une nouvelle réponse ici : une danse tribale (la Santeria selon Nathalie Cardone) fait de son corps trempé jusqu'aux os l'objet charismatique qu'elle entretenait secrètement jusqu'ici. De celle qui subit et qui ère, elle devient celle qui dirige, celle qu'il faut suivre et respecter. Ce qu'elle devient s'impose à tous, les enfants du village ont un geste de recul, les femmes sourient enfin, confiantes, alors que les hommes, éternels traîtres, se font muets et invisibles. La femme qui danse souffre, sous cette pluie qui n'en finit pas, un bref regard à la caméra trahit le fait qu'elle n'est plus femme, même pas symbole, elle est devenue chanson, elle est devenue révolution. La scène se clôt sur cette image d'outre-tombe, ou épuisée à genoux par terre, le thorax basculé en arrière offert à l'eau qui tombe, Cardone expire, laissant échapper de sa bouche une épaisse fumée dans le froid glacial qui l'entoure.

 

    Des éclairs illuminent par à-coups un ciel de nuages en mouvement, alors que le regard sans vie du "Che" revient lentement en zoom arrière, plus comme un homme, plus comme maître, mais enfin comme un Dieu. Par un long fondu enchaîné le relief du faciès de Che Guevara se mêle à celui de la foule de femmes, regardant par terre, mais avançant dans la même direction. Alors que les hommes fuient les cultures, alors que le nourrisson toujours tenu par la femme pleure une mère qu'elle a symboliquement perdu, les centaines de femmes derrière elle chantent d'avoir gagné un but, une issue, une victoire. Les sourires reviennent, les poings se lèvent à nouveau, et alors que la pluie revient sur Cuba, la marée humaine progresse toujours, de plus en plus nombreuse, repartant dans la campagne pour drainer derrière elle toute la population, bientôt le pays tout entier. Alors qu'on aperçoit une dernière fois le visage déterminé de Nathalie Cardone derrière des poings levés, le visage du Dieu Guevara revient, et sa voix résonne comme une promesse au monde entier :

 

"Esa ola irá creciendo cada diá que pase, esa ola ya no parará más."

(Cette vague continuera de se développer chaque jour qui passe, cette vague ne s'arrêtera plus)

 

    Alors que tout s'est tu, que seul le vent se fait entendre ; comme une dernière clé de la réincarnation d'Ernest Che Guevara en Nathalie Cardone leur deux visages se trouvent mêlés dans une surimpression qui laisse voir la jeune femme impassible aux cheveux devant le visage, le regard habité par l'ombre du cadavre du commandant... pour toujours.

    Si on force comme à notre habitude, on peut bien évidemment trouver un sous-texte, une double lecture au film. Si on admet par exemple la ressemblance de Che Guevara avec Laurent Boutonnat, on aura peu de mal à identifier les périples arme au poing de Nathalie Cardone à une quête de sa rivale dans le métier... Les ressemblances ne sont peut-être pas  fortuites, après tout le fils qu'elle porte contre son sein a le même âge de Jim, son vrai fils (dont le chanteur Axel Bauer est le père), on se demandera alors qui Nathalie Cardone veut vraiment venger. Laurent Boutonnat, pour un moment alter ego de la jeune femme, ne vient-il pas justement de subir l'échec de sa vie comme le commandant lui-même ?... La pérennité apportée par Nathalie Cardone dans le clip au mouvement révolutionnaire se veut-elle la même que celle volontairement offerte à un univers boutonnesque malade et amoindri ?

 

Dr. Jodel.

 

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