Hasta Siempre restera sans conteste
le grand tournant de Laurent Boutonnat dans le clip. Lui qui n'en a pas tourné
depuis cinq ans revient avec un style qu'il gardera par la suite : la
compilation imagière. Ce qui pourrait de prime abord ressembler à un hommage
à la filmographie de Laurent Boutonnat prend sous cet angle les traits d'une
courte œuvre crépusculaire, testamentaire. On peut bien sûr retrouver du Tristana dans le climat
para-révolutionnaire, dans le recyclage d'images d'archive et dans la danse
sous la pluie, on retrouve du Désenchantée dans la marche décidée
vers un horizon incertain, mais ce serait de la mauvaise foi de réduite Hasta
Siempre à cela. Le cinéaste nous emmène pour une fois loin des étendues
enneigées ou des paysages désertiques. Laurent Boutonnat qui réali
se Hasta
Siempre, c'est Eisenstein
qui fait Que Viva Mexico (1931) : un tournant décisif, imprévisible,
œcuménique, grammatical. On aurait jamais pu imaginer le tournage d'un de ses
films aux Caraïbes. Et pourtant, le propos le nécessite, Boutonnat s'aide une
fois de plus de l'histoire locale (après la révolution russe, la guerre de
sept ans, la première guerre mondiale) pour enrichir son film d'un arrière
plan historique qui permet d'asseoir son histoire dans la crédibilité.
Démarrage immédiat avec l'autocitation :
un plan en sépiage de Che Guevara encadré d'hommes en habits militaires. Avec
des défauts aléatoires de la pellicule, cette vieille image nous replonge dans
le passé. Bruit de balle, zoom ava
nt sur le
regard noir du Che. Comme celui, 13 ans plus tôt qui
faisait pénétrer le monde de Laurent Boutonnat par le truchement du portrait
jauni de Sigmund Freud. Encore une fois tout est planté dès les quatre
premières secondes du clip : le commandant est mort, assassiné. L'histoire
peut alors débuter...
La Higuera, petite maisonnette toute en
longueur servant d'école dans la campagne cubaine est entourée de militaires,
de pauvres musiciens désabusés. Une femme vêtue d'une longue jupe claire
s'avance vers l'entrée, dévisagée par un vieil homme jouant de la guitare
sèche : en fait les cinq notes qui nous replongent dans des sensations
oubliées depuis longtemps, identifiables immédiatement à Boutonnat comme
d'autres intros comme Tristana ou Moi...Lolita. L'instant frise le
surnaturel, caméra à terre, face à l'entrée, on découvre Nathalie Cardone,
bras écartés derrière les portes, illuminant de lumière l'intérie
ur de la
pièce. A l'intérieur du même plan, la vue d'ensemble de Nathalie Cardone
abouti à un gros plan, ce qui nous fait pénétrer dans ses sensations
intérieures. Le regard fixe, elle n'est attirée que par une chose,
Ernesto "Che" Guevara allongé, autour duquel rodent des militaires,
sans doute coupables. Deux plans plus tard ces hommes ne sont plus là, seuls
Ernesto et Nathalie se font face. Elle sourit, la détermination a quitté le
corps du premier pour rejoindre celui du deuxième. Le sourire s'estompe peu à
peu lorsqu'on se rend compte de l'ampleur de la tâche à accomplir.
Ce n'est pas Nathalie
Cardone qui ressort
de la maisonnette, c'est bien plus que cela. Le regard fuyant des paysans armés
(c'est eux qui avaient dénoncé Che Guevara en 67), cette très forte contre-plongée
sur son corps, son regard sur cet oiseau de mauvais augure se découpant sur un
ciel blanc le montrent bien : "Che" Guevara s'est réincarné, Ernesto
passe définitivement le flambeau.
Simultanément aux percussions, le clip
prend son rythme de croisière : rapide, rageur, sans concession. Simple entraînement
: le bris de bouteilles vides à la mitraillette, comme la pulvérisation sans
avertissement d'une nation vidée de son contenu, transpercée par l'embargo. On
ne saura finalement pas quelles étaient les intentions de cette jeune femme
investie de l'â
me du "Che". Veut-elle le venger ? Veut-elle continuer
son combat ? Quel est son but ? La jeune femme est repartie, mitraillette au dos
et nourrisson au sein, bardée de sacs qu'on imagine pleins de rancœur. Le
mimétisme avec le charismatique leader cubain n'est pas au rendez-vous mais
peut importe, Cardone ici (ré)incarne moins le commandant révolutionnaire que
la nation cubain elle-même, à l'image d'une patrie au seins nus d'un Delacoix (La Liberté guidant le peuple - 1830). En baskets traversant
les ruisseaux, à cheval dans les plaines, longeant les cultures de canne à
sucre alors que les paysans la dévisagent, s'arrêtant juste dans un coin
sauvage pour donner le sein à son fils.
Image
forte : Elle qui s'est faite pénétrée par l'esprit de Che Guevara insuffle ce
même élan à sa progéniture, la nourrie de sa force nouvelle. Elle semble
traverser tout le pays. Que la route semble longue... On remarquera l'usage des
fondus enchaînés pour accentuer l'impression du temps qui passe, ainsi que la
retouche d'image sur quelques paysages pour rendre le climat différent (un ciel
est par exemple assombri pour donner l'illusion que le plan n'a pas été
tourné la même journée que les autres). Si le temps dans l'histoire passe
lentement, le temps dans le clip aussi, la séquence du voyage à pieds (où
pourtant il ne se passe rien) dure la moitié du film, jusqu'à ce que la
silhouette de la jeune femme se découpe sur une église : elle entre dans un
village...
La séquence est au ralenti, on avait jusqu'à présent deviné que les paysans
qui avaient dénoncé le "Che" ne voyaient pas d'un bon œil le retour
de cette figure combattante vers leurs cultures, mais on découvre avec effroi
que les autre
s habitants de la campagne profonde, loin de La Havane ou de
Trinidad, ont la même réaction à son égard. Les regards veulent se
détourner aussi, mais pourtant tout le monde vient voir cette réincarnation,
cette femme et son fils, nourris de la force de leur maître. La jeune femme,
elle, reste au départ imperturbable, on croit reconnaître dans sa démarche
droite et son regard haut la même détermination que son mentor cubain. Mais le
doute s'installe, tant les regards se font menaçants et vindicatifs. Elle sert
son bébé contre el
le, sans
doute effrayée par ce peuple rassemblé dans la rue qui attend en fait
patiemment d'elle que tout redémarre. Peu à peu la femme se reconnaît dans
les habitants de ce village, elle découvre derrière une porte une jeune maman
d'âge comparable tenant son nouveau né de la même façon qu'elle, une
vieille
dame brune et coquette qu'elle espère devenir un jour, des silhouettes de
femmes et d'enfants dissimulés derrière des grilles et des balcons qui
semblent les enfermer. Et puis il y a enfin et surtout cette fille désabusée,
la vingtaine triste, cheveux bouclés, d'une beauté fulgurante, qui lève
lentement la tête et nous propulse du même coup dans une nuit chaude et
humide.
Ce qui était enfoui depuis le début du film à l'intérieur de Nathalie
Cardone remonte à la surface brutalement. Comme si le feu qui crépite dans la
nuit agissait en exorciste sur elle, le fantôme du "Che" renaît de
ces cendres. Le regard inhabituellement inexpressif de son cadavre claque dans
la nuit, les hautes flammes rougissantes du bûcher tranchent avec la pluie
noire qui tombe sur les Caraïbes. Le plus grand problème au cinéma (Comment
filmer la pensée ?) trouve une nouvelle réponse ici : une danse tribale (la
Santeria selon Nathalie Cardone) fait de son corps trempé jusqu'aux os l'objet
charismatique qu'elle entretenait secrètement jusqu'ici. De celle qui subit et
qui ère, elle devient celle qui dirige, celle qu'il faut suivre et respecter.
Ce qu'elle devient s'impose à tous, les enfants du village ont un geste de
recul, les femmes sourient enfin,
confiantes,
alors que les hommes, éternels traîtres, se font muets et invisibles. La femme
qui danse souffre, sous cette pluie qui n'en finit pas, un bref regard à la
caméra trahit le fait qu
'elle
n'est plus femme, même pas symbole, elle est devenue chanson, elle est devenue
révolution. La scène se clôt sur cette image d'outre-tombe, ou épuisée à
genoux par terre, le thorax basculé en arrière offert à l'eau qui tombe,
Cardone expire, laissant échapper de sa bouche une épaisse fumée dans le
froid glacial qui l'entoure.
Des éclairs illuminent par à-coups un ciel de nuages en mouvement, alors que
le regard sans vie du "Che" revient lentement en zoom arrière, plus
comme un homme, plus comme maître, mais enfin comme un Dieu. Par un long fondu
enchaîné le relief du faciès de Che Guevara se mêle à celui de la foule de
femmes, regardant par terre, mais avançant dans la même direction. Alors que
les hommes fuient les cultures, alors que le nourrisson toujours
tenu par la femme pleure une mère qu'elle a symboliquement perdu, les centaines
de femmes derrière elle
chantent d'avoir gagné un but, une issue, une
victoire. Les sourires reviennent, les poings se lèvent à nouveau, et alors
que la pluie revient sur Cuba, la marée humaine progresse toujours, de plus en
plus nombreuse, repartant dans la campagne pour drainer derrière elle toute la
population, bientôt le pays tout entier. Alors qu'on aperçoit une dernière
fois le visage déterminé de Nathalie Cardone derrière des poings levés, le
visage du Dieu Guevara revient, et sa voix résonne comme une promesse au monde
entier :
Alors que tout s'est tu, que seul le vent se fait entendre ; comme une dernière clé de la réincarnation d'Ernest Che Guevara en Nathalie Cardone leur deux visages se trouvent mêlés dans une surimpression qui laisse voir la jeune femme impassible aux cheveux devant le visage, le regard habité par l'ombre du cadavre du commandant... pour toujours.
Si on force comme à notre habitude, on
peut bien évidemment trouver un sous-texte, une double lecture au film. Si on
admet par exemple la
ressemblance de Che Guevara avec Laurent Boutonnat, on aura peu de mal à
identifier les périples arme au poing de Nathalie Cardone à une quête de sa
rivale dans le métier... Les ressemblances ne sont peut-être pas
fortuites, après tout le fils qu'elle porte contre son sein a le même âge de
Jim, son vrai fils (dont le chanteur Axel Bauer est le père), on se demandera
alors qui Nathalie Cardone veut vraiment venger. Laurent Boutonnat, pour un
moment alter ego de la jeune femme, ne vient-il pas justement de subir l'échec
de sa vie comme le commandant lui-même ?... La pérennité apportée par
Nathalie Cardone dans le clip au mouvement révolutionnaire se veut-elle la
même que celle volontairement offerte à un univers boutonnesque malade et
amoindri ?