L'infréquentable Laurent Boutonnat

 

            La quête adolescente de la provocation aura poussé Laurent Boutonnat à cracher sur la société toute entière dans Ballade de la Féconductrice (1980). Il habite à l'époque chez ses parents rue Auguste Blanqui à Paris. ô symbole ! L’auteur "Les Dieux du Stade" (1936) de Leni Riefenstahlâgé de seize ans pendant le tournage y étalait une misanthropie jusqu’au-boutiste, mettant en scène une héroïne grimée en clown semant la mort sur son passage. Effets gore à l’appui, le jeune homme produit le film lui-même, avec l’aide de son père. C’est donc avec une liberté d’auteur totale que le jeune Laurent Boutonnat dépeint la déchéance d’une société qui ne mérite que violence et cynisme. Dans une logique fascisante, la protagoniste du film élimine tout ce qui sort de la norme. Chaque mendiant, chaque handicapé ou vieillard est tué sans pitié, souvent avec barbarie. Ne devraient rester à terme la race supérieure, jeune et bien portante, épargnée par le spectre de cette jeune criminelle au maquillage blanc, sous lequel se cache le visage du fascisme le plus primaire. A la suite de la résurrection d’un enfant qu’elle avait découpé en morceau, le clown assassin comprend que le combat est perdu, et n’a plus qu’à se suicider, tel Hitler vaincu dans son bunker. Telle Tristana personnalisant un communisme inatteignable, l’héroïne de Ballade de la féconductrice est en quête d’un idéal politique : le totalitarisme. 

    Simple provocation ou conviction profonde, les productions suivantes du cinéastes seront en tout cas bien plus modérées… Cependant si on prend certaines des œuvres de Boutonnat sous l’angle de la propagande politique, on peut interpréter le spectacle qu’il a mis en scène en 1989 pour Mylène Farmer comme une même vision extrême du monde qu’il a crée. Chaque totalitarisme repose sur le pouvoir charismatique du chef, comme celui de cette silhouette noire, bras ouverts au dessous de laquelle les fanatiques se prosternent pendant les cinq premières minutes du concert. Ensuite deux couleurs resteront présentes dans les éclairages et les costum"Les Dieux du Stade" (1936) de Leni Riefenstahles, le rouge et le noir, associées au blanc, qu’on retrouve dans les drapeaux nazis. Et c’est durant quatre chansons, celles qui marquent le milieu du concert (Allan, A quoi je Sers, Sans Contrefaçon, Jardin de Vienne) que la chanteuse se présente à son public avec le signe distinctif des fascistes italiens : la chemise noire boutonnée jusqu’au col. Volonté délibérée de maîtriser les foules ou provocation habile, Laurent Boutonnat pense le concert comme une messe totalitaire, car elle en réuni les codes et les méthodes. Tout peut y être politisé, de l’importance des structures d’encadrement au culte du corps, en passant par la disposition de la salle et de la scène, tout à la gloire du chef. Mylène Farmer, seule en scène, enlève une veste grise pour se retrouver face à son public avec cette fameuse chemise noire de sinistre mémoire. Alors qu’elle se met à danser frénétiquement sur une rythmique très efficace, les cris de délires de la foule en font en quelques secondes une idole, un leader. Mylène Farmer seule, emportant son public au début de Sans Contrefaçon, c’est Mussolini qui marche sur Rome soixante sept ans plus tôt. Un mouvement collectif qu’on ne peut arrêter, une adoration, une dévotion. Un mythe. Là où le fascisme italien des années 1920 et 1930 devient une religion civile, ici cette nouvelle foi assigne à la figure farmerienne une place centrale de Dieu et de Héros, comme le Duce dès 1922. 

    Comme à genoux devant ses propres maîtres, Laurent Boutonnat s’inspire depuis ses débuts de leur travail sans ses clips, toujours très référencés. Le film grandiose qu’il "Les Dieux du Stade" (1936) de Leni Riefenstahl tirera du concert de 1989 n’échappera pas à cette règle, calquant les cinq premières minutes sur la scène d’ouverture des Dieux du Stade (1936). Il reproduit l’interminable et silencieux travelling circulaire autour du Parthénon, en le remplaçant par le décor du spectacle, transposé en rase campagne. Les deux clips qu’il tirera du concert en 1990 (Allan Live et Plus Grandir Live) s’ouvriront et se finiront sur la même image d’un ciel chargé de nuages noirs, figure quasi obsessionnelle qui hante Les Dieux du Stade sur toute sa longueur, et en sépare de façon régulière toutes les séquences. L’influence du film de 1936 est évidente mais réveille à nouveau le spectre du totalitarisme. Il faut surtout se rappeler que Les Dieux du Stade a été réalisé par Leni Riefenstahl, cinéaste officielle du régime nazi, que le stade en question est celui de Berlin, encerclant une foule à l’ombre d’un seul Dieu, omniprésent dans le film : Adolphe Hitler. Chez Boutonnat, le parti prit de la mise en scène reprend les grands concepts du fascisme mussolinien, à savoir la soumission totale des individus présents dans la salle, et qu’il tend à mépriser. Il exhibe ces jeunes filles s’évanouissant à la vue de la chanteuse, les pleures et les supplications, les joies et les désarrois qui n’ont qu’un objet : ce que veut bien leur donner (ou ne pas donner) la star qui leur fait l’honneur de sa présence. 

 

    La logique fasciste est poussée jusqu’au bout, et déclinée dans le film du concert et le clip d’Allan Live. Comme la seule solution finale envisageable, tout ce qui rassemble Mylène Farmer et son public est détruit par les flammes. Ce cimetière noir, décor du concert est à lui seul emblématique de la persécution"Les Dieux du Stade" (1936) de Leni Riefenstahl politique quasi fasciste qu’inflige Laurent et Mylène à leur œuvre. Aucune croix sur les stèles, aucun christ n’est visible. Les tombes carrées et arrondies font davantage penser à des sépultures juives, qu’un moine capucin vient incendier sans hésitation ni explication. Sous l’œil inquisiteur et approbateur de la chanteuse, tout s’embrase, le feu fait son travail. En surimpression sur le décor brûlant sous l’effet du lance-flammes, le public crie, agite les bras. Par un effet d’incrustation c’est lui qui s’embrase à présent. Le rassemblement prend l’allure d’un génocide. Jamais commenté, très peu diffusé, le contenu ambigu du film du concert associé à celui de Ballade de la féconductrice soulève néanmoins un réel questionnement quant aux convictions de Laurent Boutonnat. Se tenant loin de toute forme propagandiste, le metteur en scène nourrie pourtant son œuvre d’actes troublants, comme autant de vœux inconscients qui traduisent un passé, une vision, des idées. Dans Giorgino (1994), on pourra voir un fasciste en devenir dans le personnage du Pr. Beaumont, qui séquestre ses patients dans des caves, condamne « la subversion » des aliénés et fait l’éloge de la puissance de l’Italie. 

"Les Dieux du Stade" (1936) de Leni RiefenstahlConvictions ou provocations ? Jamais traduites dans les faits, elles ne restent qu’œuvres fictionnelles, même violentes et politiquement incorrectes. Elles restent surtout un jeu, celui pour un auteur de fondre ces traumatismes historiques et autres fascinations morbides avec de la variété française pour grand public. Le film du concert de 1989 se terminera par un très long plan sur le cimetière qui finit de se consumer en rase campagne, loin des salles de spectacle. Retirés des villes et des témoins potentiels, les objets du culte sont réduits à néant. Après quatre vingt dates, la première tournée de Mylène Farmer se termine par son autodestruction, et en filigrane par l’extermination de ceux qui y ont assisté. Hier le Palais des Sports, Lyon, Mulhouse, Bruxelles ; demain Belzec, Dachau, Birkenau, Buchenwald.

Jodel Saint-Marc, le 20 avril 2004.

 

  Bibliographie : Gentile Emilio, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation (traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat) Gallimard, 2004, 528 p.

 

La parution de cet article au printemps 2004 a suscité nombre de réactions aussi intéressantes les unes que les autres sur des forums :

 

Jodel,

    Heureux de lire ta prose généreuse. Boutonnat n'a jamais caché un intérêt politique : il dénonce des événements et des mécanismes qui prennent place au sein des régimes forts voire dictatoriaux. Cependant, les points que tu relèves très justement semblent converger vers un thème central qui est la fascination. Dans un interview (JT de Antenne2), il avoue lui-même être passionné par l'idée de créer un personnage fascinant comme Mylène Farmer. Construire une image qui touche le public. A plusieurs reprises, il a tenté de reproduire ce but (cf. émules ultérieurs). Ton association avec les régimes politiques a du vrai : toutes les dictatures sont construites sur des images fortes que le peuple doit adorer et suivre.

    Ceci dit, la religion a de cela aussi. Les grands leaders étaient des figures fascinantes et elles n'ont été capables de faire toutes ces choses (certaines bonnes, d'autres beaucoup moins) que parce que le peuple leur octroya un pouvoir exceptionnel. Il y aurait donc un point commun entre l'œuvre de LB et les régimes totalitaires. Cependant, assimiler le but de LB à ces régimes est un peu abrupt. Si Boutonnat avait été vraiment obsédé par ces thèmes politiques, je pense qu'il l'aurait montré plus clairement. Selon moi, il dénonce quelque chose de plus intime, c'est-à-dire la propension de chacun de tomber en adoration devant quelqu'un. La fascination n'a pas que des effets dramatiques et politiques. Dans le cas de Mylène, ce fut l'occasion de faire passer de nombreux messages, loin des dénonciations politiques.

    En somme, je pense que le thème du totalitarisme existe dans l'œuvre boutonienne mais comme simple illustration d'un thème qui lui est plus cher : la fascination par l'autre.

Cordialement.

Benjamin.

    A dire vrai je serais un peu plus nuancé.

    Oui LB a une fascination pour le totalitarisme : son oeuvre regorge de références. Tu parle souvent de Eisenstein dans ton site, surtout dans l'influence de Tristana. Par ailleurs, il y a eu ce projet de film sur ce médecin Nazi dont je ne connais pas l'histoire d'ailleurs.

    A mon avis cette fascination est orientée à gauche. La différence entre les dictatures de droites et celles de gauche, c'est l'idéologie en toile de fond (même si le résultat est le même dans les résultats). Le communisme est avant tout un idéal égalitaire qui a mal tourné. Je pense que c'est ce dérapage qui fascine Boutonnat : la figure du Ché mythique, christique qui après sa mort laissera place à la dictature de Castro (Par ailleurs cité : "y como Fidel, te decimos : hasta siempre ..."), l'aspiration libertaire des enfants de Désenchantée qui finalement se termine en révolution et en massacre, et bien sûr Tristana et ses nains marxistes, Rasoukine révolutionnaire.

Wotan.

    L'article fait étalage de références filmographiques, bravo pour les connaissances, mais étaler pour épater bof. En effet ces interprétations ne reposent sur aucune thèse de départ, c'est une interprétation comme des milliers d'autres. Le totalitarisme n'envisage t-il pas une aliénation politique? Or est ce le cas chez Farmer/Boutonnat , au mieux il engendre une main mise économique, mais en fait tu fais, Jodel, un pont énorme entre fan-attitude ( déification, fantasmagorie populaire) et artisto-socio décryptage... N'est pas Boutonnat qui veut.

    Quant à la fin de ton texte, elle est tout simplement hideuse et décrédibilise encore plus l' "intellectualité" du propos.

Tristan.

réponse de Jodel

    Merci pour cette belle leçon de morale Tristan. On en a bien besoin dans ce monde guidé par l'infamie et le n'importe-quoi.

    Tout ce que je fais est de pointer des ressemblances que je trouve troublantes avec une certaine imagerie fasciste. Visiblement tu ne connais pas ces références, ce que je comprends parfaitement, mais comment pouvoir me reprocher de les connaître ?

    Si interprétation il y a, elles résident selon moi dans les réponses que m'ont (généreusement) données Wotan et Benjamin. Boutonnat est-il de gauche ? de droite ? d'extrême gauche ? d'extrême droite ? Ce n'est pas mon propos, ça ne me regarde pas et je trouve même ces questions mal à propos. Le but de Boutonnat n'a visiblement jamais été de revendiquer quelconque positionnement politique en vue de convertir qui que ce soit. Comme je le disais pour moi tout réside dans le jeu de correspondances, le parallèle, auquel Boutonnat s'est livré dans CE film, et peut-être dans quelques autres (je pense qu'il s'agit plus de coïncidences concernant le reste). Malgré un titre d'article un peu accrocheur, et un peu mensonger je l'avoue, j'ai juste souligné ce que j'ai remarqué, en précisant justement qu'il ne fallait rien en déduire. De plus Leni Riefenstahl avait elle-même des idées opposées aux idées nazies (et continue de les avoir, elle est toujours vivante), et n'a jamais eu sa carte au parti.

    Cependant je reste persuadé du lien entre le film du concert 89 avec Les Dieux du Stade (du moins avec ce dont je me souviens), et compte me replonger dedans (et dans Le Triomphe de la Volonté) car je suis sur qu'il reste beaucoup à découvrir.

Jodel.

 

 

    Mise à jour du 29 janvier 2007 et du 21 mai 2011 : Il s'est dit que Laurent Boutonnat aurait travaillé, en 2002-2003 sur l'écriture d'un thriller sur la recherche de Joseph Mengele, médecin nazi expérimentant ses trouvailles sur les enfants juifs.Ce film prometteur restera au stade de rumeur. C'est l'américain John Madden qui reprendra l'idée en 2011 pour réaliser "L'affaire Rachel Singer" (The Dept).

Il s'est en revanche lancé dans un projet qu'il nomma : Une Passion selon Satan, dont il écrit le scénario.

 

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