Jerome Dahan

Interview du co-auteur de Maman à tort, parue le 4 février 1994.
En février 2009, Mylène Farmer se sera rendue à son chevet, alors que Jérôme Dahan était atteint d'un cancer. Il mourra le 11 octobre 2010.

Jérôme Dahan : A l'époque de Mylène Farmer, j'étais très complice avec Laurent Boutonnat. (...) Je n'ai jamais travaillé avec des interprètes expérimentés. J'ai commencé avec Mylène qui débutait aussi. Ensuite je n'ai travaillé qu'avec des débutants, qui savaient que j'avais été dans l'aventure Farmer, et qui n'osaient rien apporter à mes chansons. Mon passé les impressionnait et ils me laissaient les diriger, avides de mes conseils.

Parlons de Mylène. Quand l'as-tu rencontrée ? 

Au début des années 80. Je l'ai connu avant qu'elle ne rencontre Laurent Boutonnat. C'était une copine. Ensuite, j'ai rencontré Laurent Boutonnat dans une boite de production cinématographique où j'étais assistant-régisseur. Laurent est venu nous montrer un scénario car il voulait faire un film. On a sympathisé en deux jours, je lui ai dit que je faisais de la musique. Avec un troisième copain, on a monté une boite d'édition et on a présenté une chanson à Lio, qui lui a plu. Malheureusement, notre troisième associé voulant garder la totalité des droits éditoriaux, Lio n'a pas pu enregistrer la chanson. Avec Laurent, on travaillait tous les deux dans ma cave. J'avais quitté la boite de prod et, pour vivre, je touchais les assedics. Un jour, on a écrit ensemble une chanson qu'on a intitulé Maman a tort, on a tout de suite senti qu'on tenait un tube, mais il nous fallait quelqu'un pour la chanter. On a d'abord trouvé une jeune fille de quinze ans dont l'âge posait tellement de problèmes juridiques qu'on a du abandonner avec elle, alors qu'on avait déjà été en studio. Avec Laurent, on a décidé d'organiser un casting, comme des pros. Quelques jeunes filles sont venues auditionner, les copines des copines, accompagnées par les parents : c'était très folklo...

 

Mylène y était ? 

Oui, mais on la connaissait déjà. C'était une copine depuis quelques temps. On a préféré travailler avec elle, surtout qu'on avait rencontré personne d'extraordinaire dans les dix filles qui s'étaient présentées.

 

Vous n'avez pas osé lui dire non ? Ou était t'elle mieux que les autres ? 

Je ne veux pas dire de mal de Mylène. Honnêtement, elle correspondait à ce que Laurent et moi, nous recherchions. En plus, cela m'aurait blessé de lui dire non. Quand elle a su qu'on organisait le casting, elle était déjà sur les rangs. Pourtant, elle a été humble et discrète, ne cherchant pas à s'imposer à tout prix.

 
 

Une fois "Maman a tort" terminé, comment avez-vous fait pour signer chez RCA ?

Laurent Boutonnat regarde Mylène Farmer et Jérome DahanCela a été très difficile. Personne ne voulait de Mylène. On a fait un premier tour des maisons de disques et comme toutes les réponses étaient négatives, on a prétexté qu'on avait refait le mix pour retourner les voir. En fait, c'était faux. Ils nous ont reçu une deuxième fois, mais les réponses sont tombées à nouveau. Le "Non" était unanime. On s'est accrochés, on a repris le même stratagème du "On a refait le mix", pour obtenir un troisième rendez-vous. C'était cependant toujours la même cassette. Et là, s'est produit le miracle : un an après le début de nos démarches, François Dacla a décidé de nous signer chez RCA en licence (Mylène n'était pas une artiste maison). Nous étions soulagés, mais le disque est sorti tel quel timidement, avec un instrumental en face B, car nous n'avions pas de budget pour faire un autre titre. La promo RCA n'y croyait pas beaucoup, pour eux on était des OVNI, notre production n'étant pas dans l'esprit de l'époque. Chez RCA, Michel Elmosnino, qui avait paraphé le contrat, a cependant été très sympa avec nous.

 

La galère était finie ? 

 
Non, pas du tout. Car une fois qu'on a fait la pochette, tout le monde chez RCA a oublié que le disque devait sortir. On a du donner une partie des éditions à Bertrand Lepage pour qu'il défende le titre auprès des médias, et une autre partie à l'éditeur Frédérick Leibovitz. C'est à la suite de cela qu'on a fait une deuxième pochette de "Maman a tort", un maxi, et la version anglaise, My mum is wrong, qui est une idée de Leibovitz. Si on s'étaient écoutés, avec Mylène et Laurent, on aurait fait des versions en toutes les langues, y compris en chinois. Le disque n'est malheureusement sorti qu'en France et au Canada, puisque j'ai une copie de ce dernier pays.

 

Combien de temps Maman a tort a t'elle mis pour exploser ? 

Le disque n'a jamais vraiment explosé. On a du faire, à terme, 100 000 exemplaires, ce qui, pour l'époque (NDLR : l'année 1983 est l'année où le nombre de 45 tours vendus en France a atteint son record historique), n'était pas terrible, comparé au million d'exemplaires atteint par les disques de Jeanne Mas ou d'Axel Bauer. On était cependant bien exposés.

 

Le disque suivant On est tous des imbéciles était aussi le fruit d'une collaboration entre Laurent et toi ? 

Laurent Boutonnat avec Mylène Farmer et Bertrand LePage, premier manager.Non. Pour le premier disque, j'avais fait les textes seul et on avait fait la musique ensemble. En revanche, pour le second, j'ai fait la face A, On est tous des imbéciles, et Laurent a signé la face B L'annonciation. On est tous des imbéciles, comme Maman a tort a d'ailleurs été écrite avant que Mylène ne soit sélectionnée pour chanter. En un mot, Mylène m'a chanté, mais je n'ai jamais écrit en fonction de sa personnalité. Quand j'ai fait On est tous des imbéciles, je me disais que l'interprète ce serait moi. Aujourd'hui, je referais volontiers cette chanson dans un disque ou sur scène. C'est une belle chanson. Quand j'ai fait mon show-case à Bercy, j'y ai pensé très fortement. Mais en 1984, ce disque de Mylène n'a pas du tout marché, je dirais même que ce fut un échec, puisqu'on en a vendu 40 000. Contrairement à Maman a tort, il n'y a même pas eu de clip, car c'était une époque où la télévision n'était pas d'accord avec les producteurs de disques pour les droits sur les diffusions. En revanche, on a fait pas mal de radios. Un jour, Laurent et moi avions accompagné Mylène à RMC. Dès notre arrivée, on a entendu "Tiens, voilà les Gentleman Farmer !". Je dois donner toujours une impression très british, car j'ai lu sur moi dans la presse, il y a quelques mois : "Dahan, le Dandy déliquescent". C'est une belle image, mais je ne sais pas si c'est vraiment moi.

 

L'échec de On est tous des imbéciles, c'est ce qui a causé la fin de ta collaboration avec Mylène ? 

Non. On avait un contrat pour deux simples chez RCA. C'est à ce moment là qu'Alain Lévy décide de créer Polygram nouvelle version. On l'a rencontré et on a signé Mylène chez Polydor pour plusieurs albums. C'est là que les problèmes relationnels ont commencé. Pour moi, je voyais plus Mylène comme une nouvelle Françoise Hardy que comme une Jeanne Mas puissance 10. Mais tout le monde, que ce soit Laurent ou les gens de Polydor ne voyaient qu'à travers Jeanne Mas. Elle était la référence suprême. Je n'étais pas d'accord, elle ne me fascinait qu'à moitié avec sa gestuelle, sa production, son look... J'ai donc repris mes chansons que Mylène s'apprêtait à enregistrer et je suis parti.

 

En 1985 sort Plus grandir et en 1986 Libertine, tu n'étais plus là ? 

Non. Mais je dois avouer que Laurent et Mylène ont eu raison d'aller dans cette direction. Plus grandir n'a pas marché. En revanche, Libertine a été un gros succès. J'ai été content pour eux sans comprendre qu'un phénomène était en train de naître. Il m'a fallu des mois pour réaliser ce qui se passait. Je voyais des beaux clips, des images grandioses, mais pour moi qui connaissait la petite Mylène, fragile, sensible, ça ne sonnait pas, ça ne fonctionnait pas. Je ne me rendais pas compte qu'elle allait marquer aussi fort son époque. Aujourd'hui, quand je la vois, je ne juge plus, car je ne sais pas qui elle est devenue. Je ne peux plus savoir si l'image qu'elle donne est le reflet de ce qu'elle est ou pas.

Ça rapporte beaucoup de droits d'auteur Mylène ? 

Les deux singles de l'époque m'ont rapporté peu de choses. En revanche, comme elle en chante les chansons sur scène, ils sont dans son "Live", qui lui s'est très bien vendu. Je n'ai pas vu le concert, mais la version de Maman a tort que j'entends dans le disque me plait beaucoup. Je trouve cela très très bien fait et puis, pour moi, c'est une énorme émotion que de l'écouter, surtout qu'elle démarrait ses concerts avec cette chanson.

C'est difficile d'écrire une chanson "historique" comme celle-là ? 

Je ne sais pas. Il y avait une espèce de grâce sur cette chanson. Il y avait quelque chose qui nous dépassait, je le sentais à l'époque. Je ne me disais pas "Je suis génial d'avoir écrit ça", mais "Ce truc là est génial", comme si ma main avait été guidée par une force supérieure. C'est très curieux.

 

Depuis Mylène vous a t'elle aidé ? Renvoyé l'ascenseur ?

Quelquefois. Je tombe souvent sur des articles où elle raconte son passé de façon honnête. D'autres fois, ses propos sont moins objectifs. Mais là, je me dis que ce sont peut-être les journalistes qui ont transformé ses propos. Comme j'en souffre beaucoup, je préfère cette solution. Je ne voudrais pas que mes propos soient déformés et que Mylène ou Laurent lisent des trucs horribles sur notre passé commun, qu'en plus, je n'aurais pas dit.

 

Tu as des souvenirs sympas avec eux ?

Des milliers. Je me souviens quand, avec Laurent, Mylène venait chez ma mère, qui avait un grand appartement. Il y avait une grande pièce avec un piano, et on y répétait la "mise en scène" des chansons. Mylène avait du mal à appréhender tout cela, et on devait, Laurent et moi, lui apprendre les chorégraphies. Mylène n'avait pas du tout de vision, de conscience de son corps. On se mettait tous à danser sur Maman a tort ou On est tous des imbéciles et ma mère nous regardait un peu amusée. Ça ne devait pas ressembler à quelque chose de très pro. C'était tellement sympa, tellement sincère que c'est peut-être aussi grâce à cela que ça a marché. La perfection est toujours la chose la plus redoutable. Aujourd'hui, quand je la vois danser, je suis très étonné. Je n'aurais jamais imaginé qu'elle puisse arriver au niveau où elle en est.

 

Pas de regrets ?

Quand on me dit aujourd'hui que j'ai raté l'occasion de ma vie, je ne sais que répondre. Qui aurait pensé qu'elle aurait cette carrière ? Depuis cette époque de ma vie, la plupart des gens que j'ai rencontrés ont été fascinés par ma collaboration avec Mylène. Bien sûr que je suis flatté d'avoir participé à cette réussite, mais maintenant je ne veux pas faire ma promo à travers Mylène, je veux surtout exister par moi-même.

 

Platine, n° 11 - 4 février 1994.

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