Dans un univers abstrait, des images d'une rébellion d'enfants envers leur mère rythment le texte de la chanson apparaissant sur l'écran.

 

Comme deux artistes qui appellent au secours pour comprendre les méandres de l’âme humaine, le clip de Maman à tort s’ouvre sur un portrait de Sigmund Freud. En même temps c’est la forme du clip toute entière qui s’ouvre sur des références, sur des outils et un langage qui lui seront propres. Bien loin d’expliquer les paroles de la chanson, le clip les place dans un contexte bien précis. Dans un univers abstrait, sans décor ni accessoires, des enfants qu’on imagine frères et sœurs manifestent leur mécontentement face à une mère autoritaire mais invisible. L’action est vue par les yeux de la grande sœur, la jeune Mylène Farmer qui mène d’un pas vindicatif tout ce petit monde à la révolte. Malgré la précipitation avec laquelle le clip a été réalisé, malgré les faibles cinq mille francs octroyés à  l’époque à Laurent Boutonnat pour le tournage, malgré des studios exigus, on reconnaît aisément les bases qui sont posées, les obsessions, les fondations d’un univers qui ne demandera qu’à s’élargir, pendant dix ans. Laurent Boutonnat utilise brillamment ces défauts pour en faire des atouts. 

 

Le résultat, à la première vision ne choque nullement. Pas d'effets spéciaux, un petit budget incontestable et une absence d'histoire, voire même de fil conducteur. C'est après plusieurs visions que Maman à tort  broie les sens; une fois que l'on a vu la décapitation de la protagoniste principale, que l'on a fait le lien entre les rapports conflictuels mère-fille et les portraits de Sigmund Freud (aux yeux et sourcils étrangement retouchés, comme remaquillés) encadrant le clip. Laurent Boutonnat s'investi de la mission de rendre l'univers œdipien de la chanson en images.  Il a pour cela recours aux plans fixes, et à des scènes assez violentes évoquant l'anthropophagie, les crises de nerfs, l'autisme, et une certaine idée de la sensualité. Cette troublante jeune fille en nuisette transparente autour de laquelle tourne toute la fin du clip est Mylène Farmer, un pseudonyme emprunté à Frances Farmer, cette actrice des années trente elle aussi tourmentée et qui a été persécutée par sa mère, jusqu'à la lobotomie. On voit dans le vidéo-clip des scènes bien loin du récit des paroles, comme la décapitation de l'enfant en question par sa mère qu'on imagine sans mal sourde et autoritaire. Comme une interpretation qu'il fait à l'écran de sa propre chanson, Laurent Boutonnat associe le portrait de Sigmund Freud à celle qu'on devine être sa compagne, Lou Andreas Salomé, limitant du coup à chaque extrémité les conséquences en images de son texte par l'apparition du concepteur de l'outil analytique qui permet sa bonne lecture. Mylène Farmer en parlait en ces termes :

"Nietsche, Freud, Rilke, elle a été la compagne de tels hommes... Ce qui m'intéresse chez cette femme peu connue du grand public, c'est sa vie, sa quête perpétuelle d'absolu."

 

 
   Sept ans avant Désenchantée, la grande sœur du clip de Maman à tort est à la fois victime et leader, porte-parole d’une fratrie maltraitée et giflée par la main baguée d’une mère incompréhensive. Déjà, l'autorité se mue en autoritarisme. Dès ses débuts Laurent Boutonnat va jusqu’au bout de ses raisonnements, de son concept : Mylène Farmer est en sanglots, à genoux, se fait décapiter puis donner en guise de plat de résistance au déjeuner de ses frères. Ce déluge précoce (Laurent et Mylène n’ont encore que vingt deux ans) d’images taillées sur mesure aboutit à une dernière séquence, avant que Freud ne refasse son apparition : le long plan en contre-plongée d’une Mylène Farmer encore brune, les cheveux au vent, frôlant son épaule nue sur laquelle elle remet lentement la bride de sa nuisette à demi-transparente.

 

    Disons-le, Laurent Boutonnat n'a rien expérimenté depuis ce clip faussement simpliste. Sur fond noir, cet essai d'abstraction narrative fait d'une succession de plans fixes et statiques extrapole les paroles déjà volontairement confuses de la chanson en forme de comptine.

" Un, maman à tort. Deux, c'est beau l'amour. Trois, l'infirmière pleure. Quatre, je l'aime. […] Cinq, l'infirmière chante. Six, ça me fait des choses. Sept, à l'hôpital. Huit, j'ai mal. "

    A mi-chemin entre le roman-photo filmé et un spectacle d'ombres chinoises, le clip de Maman à tort transpose singulièrement à l'image la narration déjà particulière des paroles de la chanson. L'histoire racontée par le texte est faite en forme de phrases allégoriques. Chacune d'elle, identifiable par rapport à l'ensemble est même numérotée à voix haute et parfois par un sous-titrage. A chaque phrase prononcée, une image apparaît à l'écran en recontextualisant dans la diégèse du clip l'allégorie contenue dans le texte d'origine. Ainsi convertie à deux reprises, une fois par le style allégorique du texte puis par sa transposition à l'écran, l'histoire originale d'une petite fille s'énamourant de son infirmière en l'absence de sa mère, n'a plus rien à voir lors de son traitement visuel final. On peut ainsi découvrir à l'image la manifestation improbable des enfants face à leur mère, brandissant pancartes et agitant du poing ; on peut aussi voir différemment la tête de la grande sœur revendicative giflée puis posée au centre d'une table prête à être dévorée en repas par sa fratrie.

 

   En déclinant à plusieurs reprises l'interprétation du texte d'origine, Boutonnat pose les bases d'un système narratif dont il s'inspirera partiellement pour mettre en images ses futures chansons. Il gardera l'idée de transposition systématique du texte, ce qui lui permettra une plus grande liberté d'adaptation et de pouvoir y intégrer davantage ses propres éléments graphiques et autobiographiques. Il abandonnera en revanche la singularité du dispositif pourtant original consistant à découper chaque phrase ou vers du texte pour le transposer visuellement en un unique plan fixe indépendant du reste de l'histoire. Dans la manière même de raconter ses histoires dans les clips postérieurs à Maman à tort, jusqu'en 1997 rien ne distinguera Laurent Boutonnat d'une narration cinématographique classique.

    Sensualité éthérée et infantile, provocation mesurée, victimisation obsessionnelle, les ingrédients du personnage Farmer sont là, et en les filmant le Boutonnat de cette après-midi de mars 1984 ne sait pas que c’est de l’or à quoi il est en train de donner naissance.

Jodel Saint-Marc.

 

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