C'est dans les 34°C estivales de la
capitale hongroise que j'arrive par hasard à l'entrée d'une rue qui paraît sans fin.
Difficile de trouver un endroit de verdure calme au milieu de cette ville. Dans ce huitième
arrondissement, aucune voiture ne sort ni
n'entre dans cette
avenue. Aucune habitation ne la borde. A sa gauche l'immense cimetière
catholique de la ville semble immense, la muraille qui le sépare de la rue
s'étirant à perte de vue. Seuls quelques monuments communistes encore en place sont
visibles depuis la route. A droite, une entreprise de livraison s'étale sur
toute la
profondeur de la rue, elle n'a pourtant pas d'entrée... Les poids-lourds sont
nombreux, avec ou sans remorque, et sont les seuls à circuler parfois dans
cette rue. Ici, certains indices me laissent penser que je suis près d'un
lieu familier : les rails de tramway au sol, la perspective à perte de vue de
cette rue à l'issue improbable, et ces poteaux télégraphiques pyramidaux et
blancs, sur lequel s'ouvre le clip de Regrets. Puisque je ne me pose
même pas la question de mon itinéraire, je m'avance...
La rue est plus longue que je ne l'avais imaginé.
Ce cimetière catholique et cette usine semblent interminables. Après deux bons
kilomètres de marche, droit devant, dans cette rue déserte où je n'ai croisé
personne, je distingue face à l'entrée du l'usine sur ma droite, un haut
portail entouré de deux larges colonnes en pierre. Cette imposante porte rappelle
une entrée de château, par laquelle on ne pourrait accéder que par
l'intermédiaire d'un pont-levis. Plus aucun doute, le tramway duquel
descendait Jean-Louis Murat s'est bien arrêté ici il y a
dix ans, et ce portail noir est bel est bien celui qui retenait Mylène Farmer en février 1991. La magie n'est pas du tout trahie. On aurait pu penser que la
venue irréelle du tramway de cet inconnu blanc était imaginaire. Difficile en
effet de croire que ce lieu existait vraiment. Les environ déserts et
étonnamment calmes dans cette capitale recréent étrangement cette impression.
Ce qu'on ne voit pas dans le premier plan du film, c'est que
ces piliers de pierre supportent une maison, qui semble habitée. La route goudronnée,
elle, s'arrête ici. Seul les rails de tramway continuent tout droit, sur de la
terre, en direction de la banlieue Est de budapest. On ne peut toujours pas voir
l'issue de cette perspective, tant l'exacte linéarité de cette allée semble
sans fin. Après le portail, on distingue des tombeaux très hauts qui
dépassent de la muraille sensée les préserver. Pas de croix, des traces de
textes hébreux, les sépultures sont bien juives. Un énorme chien en garde
l'entrée et montre férocement les dents lorsqu'on s'approche d'un peu trop
près. Une vieille voiture blanche est garée sous le porche, juste derrière le portail.
Le
cimetière abandonné abrite encore quelqu'un...
Je sonne. De la fenêtre située au dessus
du porche, une jeune fille d'environ 25 ans me crie quelques mots que je ne
comprends pas. Elle me fait signe d'attendre et viendra m'ouvrir le haut portail
noir après avoir rentré son chien à l'intérieur. Elle ne parle ni anglais,
ni français, ce qui rend le contact très difficile. Je comprendrais juste que
c'est elle qui garde le cimetière en l'absence de ses parents. Je tente de lui
poser quelques questions à renfort de gestes et d'hésitations. Elle me dira
qu'elle a entendu parlé du tournage du film pendant l'hiver 1991 mais qu'elle
n'y a pas assisté. Et puis elle me fait signe que les caméras et les photos
sont interdites. De toute façon, je n'ai pas d'appareil sur moi. Je
comprends alors qu'il ne sera pas nécessaire d'insister pour visiter le mystérieux
endroit. J'entre et laisse la fille fermer à clef l'entrée derrière
moi. Elle retournera chez elle, en me laissant seul avec à ma droite cet
endroit envahi de broussailles et de ronces. Devant moi se dresse un imposant
monument qu'on distingue d'ailleurs derrière l'entrée dans le clip. A son
sommet, des textes hébreux sont gravés. Et en dessous, des caves logent on ne
sait quoi.
Je pars dans cette véritable forêt vierge qui paraît in franchissable. On a ici aucun mal à croire que le site est à l'abandon. Certaines pierres tombales sont couchées les unes sur les autres , ou entièrement recouvertes de racines et d'herbes. Des caveaux ont vu leur toit de pierre effondré, ce qui a fait lâché le sol et met à l'air libre l'intérieur des caveaux. Les tombes sont très vieilles, leurs inscriptions se sont effacées avec le temps et peu d'entre elles sont encore à la verticale. Les allées sont rares, des tombes couchées barrent parfois la route, m'obligeant à les contourner. La plupart des tombes sont invisibles des allées principales, il faut s'avancer, braver les broussailles pour trouver les endroits les plus touchants. Comme ses tombes arrondies devenues anonymes avec le temps, à l'ombre des nombreux arbres qui couvrent les sépultures. Il fait étonnamment frais sous cette verdure, on se sent loin des 34°C de la ville.
Beaucoup de stèles datent du XIXe
siècle, même d'avant. Les tombes les plus récentes datent de 1945. Beaucoup
de monuments semblent datés de 1918, sauf cette unique tombe, isolée, portant
comme date de décès l'année 1968... Il y a aussi cette pierre tombale ave son
épitaphe inscrite à la main, en rouge, avec les larmes de la même couleur
tracées à même la pierre au dessous des inscriptions mortuaires. Autant
d'images lourdes émotionnellement qui restent gravées longtemps dans un esprit. Je passe dans
des endroits qu'il me semble déjà avoir vus dans une autres vie. Comme cette
large tombe romantique sur laquelle était assis Jean-Louis MURAT
en attendant sa bien- aimée. On imagine ce lieu peuplé, il y a bien longtemps,
de juifs enterrant leurs morts, ou venant se recueillir. On imagine également
les repérages de Laurent , la mise en scène du
film, les travellings latéraux, et la neige, qu'on a peu de mal à imaginer
recouvrant les arbres et les ronces. Depuis dix ans que le film a été
tourné ici, rien ne semble avoir changé. Rien n'a pu changer... Et personne ne
vient. Ce lieu semble inconnu même à ceux qui habitent Budapest.
A l'extrémité du cimetière, du côté
opposé à l'entrée, le paysage change étrangement. Les arbres se font tout à
coup rares et une espèce de champ apparaît. Il est vide, et seule son extrémité
comporte des tombes blanches, anonymes, et bizarrement alignées face à moi.
Impression singulière de solitude mêlée de présences silencieuses,
d'épouvante aussi. C'est ici qu'a été tourné le somptueux plan où l'on voix
Jean-Louis Murat marcher au ralenti de droite à gauche,
avec au fond, la marche de Mylène Farmer dans le même
sens avant qu'ils ne se rencontrent. Ici, on pense aussi à la biche du début
du film. Animal probablement apporté par la production, à moins qu'elle n'ai
appartenue aux gardiens... La tombe sur laquelle son couchés les amoureux
durant le pont de la chanson reste quand à elle introuvable. Et aucune sépulture
ne lui ressemble vraiment, les pierres tombales étant enterrées et invisibles.
Il s'agit probablement d'un décors. Le mystère des lieux ne sera pas
totalement percé.
Après une heure et quart à visiter ce
cimetière (qui est un petit peu plus petit qu'un terrain de football), je me
dirige vers la sortie où la fille m'attend, comme si elle avait deviné quand
je déciderais de sortir. Sans un regard, elle refermera le portail derrière
moi et lâchera de nouveau son chien, comme vexée d'avoir dévoilé un secret
qu'elle voulait garder pour elle seule. En sortant, je verrais un tramway
arriver du fond de la perspective sans-fin. Les tramways circulant sur cette
voix semblent relativement neufs. Leur jaune fait oublier la noirceur de
l'étrange wagon figurant dans le clip. Il s'arrêtera juste après le portail
d'entrée, à l'arrêt n° 38. Je ne le prendrais pas et repartirais à pied
sous la canicule, savourant l'étrange cimetière suave dont j'ai été
l'invité.
Je reviendrais le lendemain, (cette fois
avec un appareil photo) et tout se déroulera de la même façon. Nous tenterons
de dialoguer en vain, elle me laissera seule à l'intérieur du cimetière faire
ma propre visite, et je ressortirais, une heure plus tard, la pellicule pleine, pour embarquer dans
le train pour Paris. On repense à cet endroit des semaines entières après son
retour en France. On se souviens de l'abandon d'un lieu, du véritable repos et
la vraie paix des défunts, que rien ne vient perturber. On se souvient aussi de
ces endroits où Laurent avait posé sa caméra,
fixant pour toujours sur la pellicule ces tombes qui finiront inévitablement
rasées un jour, pour laisser la place à un aménagement plus moderne.
Je ne pense pas retourner un jour dans cet endroit qui pourtant m'a ému. Je préfère garder le souvenir d'une découverte, d'une bonne surprise au court d'une Balade hongroise. Non loin de la gare, le cimetière juif est visible des lignes de l' Orient-express. C'est lorsqu'on quitte Budapest en train qu'on peut l'apercevoir, calme, perdu et désert, au milieu... de nulle part.
Dr. Jodel, septembre 2000.
M.A.J. juillet 2005 : Le 14 juin 2005, le cimetière juif de Budapest a été profané. Les dégradations sont particulièrement importantes, de nombreuses pierres tombales sont éventrées et les stèles souvent brisées en deux : "La nature des destructions et le nombre de tombes profanées écartent la thèse d’un acte individuel spontané. Il est difficilement imaginable qu’un individu isolé ait pu profaner plus de 130 tombes et la destruction de lourdes dalles de marbres implique que des outils, peut-être des masses, aient été apportés sur place." (Guillaume Carré, L'Humanité, édition du 17 juin 2005).
M.A.J. septembre 2006 : Le cimetière juif profané le 14 juin 2005 est celui de la rue Kozma, dans le Xeme arrondissement. Ce n'est donc pas celui où a été tourné Regrets, qui se situe, lui, dans le VIIIe arrondissement ; ce qui n'enlève rien, bien évidemment, à la gravité des actes.
"Quand j'ai vu le vieux
cimetière (à Prague), j'ai été
submergée d'émotion. La rencontre la plus forte, la plus importante de mon
séjour. J'aurais voulu être juive, je me sens juive. J'ai l'impression de
partager cette douleur de l'arrachement, ce long chagrin des racines coupées.
Mais aussi ce besoin du lien, de la transmission. Devant ces tombes superposées
et ces stèles si serrées, j'ai pensé à l'écrivain Primo Lévi (cf. Souviens-toi du Jour - Marcus
Nispel -1999). Bien que l'endroit date
du XVe siècle, les images de la guerre et des camps vous arrivent tout de suite.
On devrait donner à lire Si c'est un Homme à tous les adolescents. Pour qu'ils
comprennent en même temps ce sont le Mal et l'humain. Je le considère comme un
chef-d'œuvre irremplaçable. Ensuite seulement, j'ai ressenti de la douceur à
être là, dans ce lieu si beau, presque un jardin minéral. Pour moi les
cimetières ne sont pas des endroits tristes. Tragiques parfois, mais pas
sinistres. J'ai retrouvé des lettres que j'avais écrites, enfant, à ma
grand-mère. Dans toutes je lui disait : "Si tu veux dimanche, nous irons
au cimetière..." Je l'envisageais sans angoisse, comme un cadeau à lui
faire, une belle chose à partager. A Prague, j'ai aimé cette jonchée de
pierres , vivantes et meurtries et cette floraison de petits cailloux sur les
tombes. Celle du philosophe érudit Rabbi Löw, soupçonné d'avoir donné vie
au Golem, est toujours vénérée. Près de quatre cent ans après sa mort.
Quelle fidélité et quelle foi parfaite."
Mylène Farmer. Femme - juin 1996