Double lecture

    Destinés à être “multi-diffusés” à la télévision, à être projetés en salles de cinéma en avant-programme de long-métrage de fiction, ainsi qu’à être vendus plus tard sur support vidéo dans le commerce, les clips de Laurent Boutonnat doivent non seulement supporter sans problème la vision répétée par le spectateur, mais aussi la susciter ; c’est pourquoi le réalisateur intègre plusieurs niveaux de lectures à certains de ses films. Relevant de la forme du clip, donc avec un régime de diffusion l’ouvrant à public assez large, la grande majorité des clips de Boutonnat est tout à fait abordable en tant que simples films de divertissement. Afin de répondre aux attentes d’un public plus averti qui lira ou relira les clips avec une grille d’analyse un peu différente de celle du grand public, et par goût de la parabole du symbole et parfois de la subversion, le réalisateur niche dans quelques-uns uns de ses clips des thématiques qui ne sont pas clairement revendiquées à l’écran. Dès Maman à tort (1984), les paroles pourraient prêter à la "sur-interprétation" tant elles sont floues, et certains des détails apparaissant dans les plans statiques du clip laissent évoquer à la fois l’infanticide, la rébellion, ou encore l’enfance maltraitée.

 

    Sans cohérence ni réel lien, cette suite d’images ne tient pourtant pas encore de réel discours sur les sujets que l’on croit entrevoir. Il faut attendre Plus Grandir (1985) et son arrière-plan biblique pour réellement avoir l’occasion de voir un clip de Boutonnat de deux façons différentes. A la fois récit d’une déchéance physique et critique d’une religion aveugle et impuissante, Boutonnat met en scène dans Plus Grandir des éléments détenant un sens pour chacun des deux niveaux de lecture. Il prend parti d’opposer au lent vieillissement du personnage des images du catholicisme comme par exemple la statue de la sainte vierge ou deux nonnes violentes et vindicatives. On peut lire la présence et l’action de ces éléments comme les signes avant coureurs d’une sérénité relative à la vieillesse prochaine du personnage, voire à sa mort inéluctable, mais également comme l’omniprésence d’une religion qui bannit de manière systématique les agissements de ce même personnage. Ainsi dans le clip, la statue de pierre s’anime pour se cacher les yeux devant une prière vaine, et les nonnes punissent sévèrement par les coups la perte de virginité de l’héroïne : passage symbolique violent à l’âge adulte qui la précipitera rapidement dans la déchéance physique la plus totale.

 

      En 1987 les doubles lectures sont plus clairement affichées chez Laurent Boutonnat. Tristana affiche au moins trois degrés de compréhension, dont deux clairement revendiqués par l’emploi des références à Blanche-Neige et les sept nains (Walt Disney – 1937). Sans Contrefaçon joue quant à lui sur la seule transposition des Aventures de Pinocchio de Mario Collodi, histoire largement inspirée d’un conte très populaire qui impose par son traitement le décryptage par n’importe quel spectateur des deux niveaux de lecture qu’elle comporte. L’action du clip trouve précisément son intérêt dans sa référence perpétuelle au célèbre roman de Collodi ; c’est par le processus de l’adaptation que Boutonnat guide le spectateur vers un raisonnement ludique qui le mène à suivre l’histoire selon deux optiques : celle de la diégèse du clip, et celle du célèbre roman original. Boutonnat réutilisera ce système pour plusieurs clips dont nous parlerons plus tard, comme Sans Logique (1989) ou Moi …Lolita (1999).

   

 

 
 

 

Le cas Tristana

    Alors que les paroles de la chanson ne s’y prêtent absolument pas, le clip Tristana peut être lu comme un film de propagande communiste qui donne à chaque personnage une fonction symbolisante. Alors figurés, les acteurs de la révolution russe d’octobre 1917 peuvent être manipulés afin de faire correspondre leur action et leur destin en fonction du conte régissant le récit. Tristana est un peu une synthèse de l’histoire du communisme, évoquant successivement ses origines, ses participants, et son déclin. Alors que toute trace de la bourgeoisie symbolisée par la tsarine et son moine a disparue, la victoire des communistes figurée par Rasoukine et les nains est nuancée par la mort en suspend de Tristana, qui avait aux yeux de tous la couleur d’un idéal. De là à penser à la mort de l’idéal communiste il n’y a qu’un pas. Idéal que personne n’a pu ni atteindre ni irrémédiablement supprimer. La fin onirique du clip figure la dualité entre la victoire des bolcheviks au lendemain de la révolution, et le futur tragique qui accompagnera la dictature du prolétariat les années suivantes.   

Une piste est cependant laissée par Laurent Boutonnat pour que le spectateur s’oriente vers la voie du film de propagande soviétique. Lors du départ de Rasoukine, la révolution est montrée à l’écran durant une petite minute par de vraies images tournées à l’époque pendant la manifestation de juillet 1917 le long de la Volga. Ces images d’archives ont été remontées par Laurent Boutonnat à la manière de Serguei Eisenstein tout en opposition de masses. Comme le réalisateur soviétique l’avait fait pour Octobre (1927), Boutonnat donne un sens à son montage en alternant par exemple plusieurs plans d’échelle et de contextes différents. Ainsi les gros plans d’un discours de Lénine frappant du poing sur la table sont montés avec les plans larges des manifestants fuyant de tel ou tel côté du cadre, et des plans montrant les tirs de l’armée en direction de la foule paniquée. Avec un soucis de composition évident, Boutonnat donne à cette minute d’archives documentaires la couleur du cinéma de propagande soviétique, et laisse entrevoir la nécessité de voir le reste du clip selon une lecture différente.

 

 Au-delà de l’adaptation d’un conte pour enfants accessible à tous, Laurent Boutonnat adapte le récit dans un contexte politique afin non pas de tenir un discours, mais de placer malicieusement son film dans un genre particulier qu’on ne lui attribuerait pas à la première vision. S’apparentant à la fois à l’adaptation d’un conte pour enfants, mais appartenant à la fois au cinéma d’aventure et au cinéma de propagande, Tristana par ses trois niveaux d’interprétation devient au niveau du sens une espèce de "film-labyrinthe" qui supporte l’analyse approfondie par le spectateur averti et la vision répétée.

 

Jodel Saint-Marc, le 4 avril 2003..

 

[1] Malgré un titre identique, nous ne verrons aucun lien sérieusement analysable entre le clip de Boutonnat et le film de Luis Bunũel de 1970.

[2] Propos recueillis par Jean-Pierre Lavoignat, «Voyage jusqu'au bout de l'enfance», Studio Magazine, n°91, octobre 1994, pp.77-79.

 

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