Destinés à être “multi-diffusés” à la télévision, à être projetés
en salles de cinéma en avant-programme de long-métrage de fiction, ainsi qu’à
être vendus plus tard sur support vidéo dans le commerce, les clips de Laurent
Boutonnat doivent non seulement supporter sans problème la vision répétée
par le spectateur, mais aussi la susciter ; c’est pourquoi le réalisateur
intègre plusieurs niveaux de lectures à certains de ses films. Relevant de la
forme du clip, donc avec un régime de diffusion l’ouvrant à public assez
large, la grande majorité des clips de Boutonnat est tout à fait abordable en
tant que simples films de divertissement. Afin de répondre aux attentes d’un
public plu
s averti qui lira
ou relira les clips avec une grille d’analyse un peu différente de celle du
grand public, et par goût de la parabole du symbole et parfois de la
subversion, le réalisateur niche dans quelques-uns uns de ses clips des thématiques
qui ne sont pas clairement revendiquées à l’écran. Dès Maman à tort
(1984), les paroles pourraient prêter à la "sur-interprétation"
tant elles sont floues, et certains des détails apparaissant dans les plans
statiques du clip laissent évoquer à la fois l’infanticide, la rébellion,
ou encore l’enfance maltraitée.
Sans cohérence ni réel lien, cette suite d’images ne tient pourtant pas
encore de réel discours sur les sujets que l’on croit entrevoir. Il faut
attendre Plus Grandir (1985) et son arrière-plan biblique pour réellement
avoir l’occasion de voir un clip de Boutonnat de deux façons différentes. A
la fois récit d’une déchéance physique et critique d’une religion aveugle
et impuissante, Boutonnat met en scène dans Plus Grandir des éléments
détenant un sens pour chacun des deux niveaux de lecture. Il prend parti
d’opposer au lent vieillissement
du
personnage des images du catholicisme comme par exemple la statue de la sainte
vierge ou deux nonnes violentes et vindicatives. On peut lire la présence et
l’action de ces éléments comme les signes avant coureurs d’une sérénité
relative à la vieillesse prochaine du personnage, voire à sa mort inéluctable,
mais également comme l’omniprésence d’une religion qui bannit de manière
systématique les agissements de ce même personnage. Ainsi dans le clip, la
statue de pierre s’anime pour se cacher les yeux devant une prière vaine, et
les nonnes punissent sévèrement par les coups la perte de virginité de l’héroïne :
passage symbolique violent à l’âge adulte qui la précipitera rapidement
dans la déchéance physique la plus totale.
e largement inspirée d’un conte très populaire qui
impose par son traitement le décryptage par n’importe quel spectateur des
deux niveaux de lecture qu’elle comporte. L’action du clip trouve précisément
son intérêt dans sa référence perpétuelle au célèbre roman de Collodi ;
c’est par le processus de l’adaptation que Boutonnat guide le spectateur
vers un raisonnement ludique qui le mène à suivre l’histoire selon deux
optiques : celle de la diégèse du clip, et celle du célèbre roman
original. Boutonnat réutilisera ce système pour plusieurs clips dont nous
parlerons plus tard, comme Sans Logique (1989) ou Moi …Lolita
(1999).
Alors que les paroles de la chanson ne s’y prêtent absolument pas, le clip Tristana
peut être lu comme un film de propagande communiste qui donne à chaque
personnage une fonction symbolisante. Alors figurés, les acteurs de la révolution
russe d’octobre 1917 peuvent être manipulés afin de faire correspondre leur
action et leur destin en fonction du conte régissant le récit. Tristana
est un peu une synthèse de l’histoire du communisme, évoquant successivement
ses origines, ses participants, et son déclin. Alors que toute trace de la
bourgeoisie symbolisée par la tsarine et son moine a disparue, la victoire des
communistes figurée par Rasoukine et les nains est nuancée par la mort en
suspend de Tristana, qui avait aux yeux de tous la couleur d’un idéal. De là
à penser à la mort de l’idéal communiste il n’y a qu’un pas. Idéal que
personne n’a pu ni atteindre ni irrémédiablement supprimer. La fin onirique
du clip figure la dualité entre la victoire des bolcheviks au lendemain de la révolution,
et le futur tragique qui accompagnera la dictature du prolétariat les années
suivantes.
Une
piste est cependant laissée par Laurent Boutonnat pour que le spectateur
s’oriente vers la voie du film de propagande soviétique. Lors du départ de
Rasoukine, la révolution est montrée à l’écran durant une petite minute
par de vraies images tournées à l’époque pendant la manifestation de
juillet 1917 le long de la Volga. Ces images d’archives ont été remontées
par Laurent Boutonnat à la manière de Serguei Eisenstein tout en opposition de
masses. Comme le ré
alisateur soviétique l’avait fait pour Octobre
(1927), Boutonnat donne un sens à son montage en alternant par exemple
plusieurs plans d’échelle et de contextes différents. Ainsi les gros plans
d’un discours de Lénine frappant du poing sur la table sont montés avec les
plans larges des manifestants fuyant de tel ou tel côté du cadre, et des plans
montrant les tirs de l’armée en direction de la foule paniquée. Avec un
soucis de composition évident, Boutonnat donne à cette minute d’archives
documentaires la couleur du cinéma de propagande soviétique, et laisse
entrevoir la nécessité de voir le reste du clip selon une lecture différente.
Au-delà
de l’adaptation d’un conte pour enfants accessible à tous, Laurent
Boutonnat adapte le récit dans un contexte politique afin non pas de tenir un
discours, mais de placer malicieusement son film dans un genre particulier
qu’on ne lui attribuerait pas à la première vision. S’apparentant à la
fois à l’adaptation d’un conte pour enfants, mais appartenant à la fois au
cinéma d’aventure et au cinéma de propagande, Tristana par ses trois
niveaux d’interprétation devient au niveau du sens une espèce de
"film-labyrinthe" qui supporte l’analyse approfondie par le
spectateur averti et la vision répétée.
Jodel Saint-Marc, le 4 avril 2003..
[1] Malgré un titre
identique, nous ne verrons aucun lien sérieusement analysable entre le clip de
Boutonnat et le film de Luis Bunũel de 1970.
[2] Propos recueillis par Jean-Pierre Lavoignat, «Voyage jusqu'au bout de l'enfance», Studio Magazine, n°91, octobre 1994, pp.77-79.