Il reste de l’époque de Libertine des odeurs, celle des grands succès de variété populaire, celle sulfureuse des jeunes chanteuses qui se dénudent, celle Kubrickienne des salons mondains éclairés à la bougie. Il reste avant tout un personnage, roux, androgyne, ensorcelant, violent, tourmenté, qui en brandissant son long pistolet résumait à lui seul les années 80, pessimistes et provocantes : Libertine, c’est Mylène Farmer.
Autant se l'avouer tout de suite. Ici Laurent Boutonnat n'a rien inventé, Laurent Boutonnat a tout piqué. De Stanley Kubrick à Ridley Scott, des costumes aux cadrages, du découpage à des séquences entières, Libertine porte le sceau du plagiat de Barry Lyndon (1975) et surtout des Duellistes (1977). Avant la suite, deux ans plus tard, et Pourvu qu'elles soient douces (1988), Laurent Boutonnat aura eu le temps de se détacher de ses maîtres, afin de livrer une oeuvre plus personnelle, infiniment plus "boutonnienne".
L'environnement est calme, les bruits de la nature se font entendre distinctement. L'aube point. Le bleu du ciel commence à s'éclairer, et les quelques nuages qui se répandent sur lui portent la clarté du soleil qui va se lever. L'eau du lac est d'huile, tout est immobile. Des nappes de brouillard parcourent la surface de l'eau, comme pour fuir la chaleur solaire de cette journée de printemps qui commence. Il doit faire une température idéale, assez chaude pour ne pas avoir à se couvrir, assez fraîche pour que la rosée reste sur l'herbe. C'est elle qui crisse sous les pas de deux personnes qui s'éloignent l'une de l'autre. Un homme, et une femme. Et quelle femme ! Chacun de ses pas est le compte à rebours d'une explosion. Autant de calme ne peut que cacher une déflagration importante. Dans moins d'une minute un coup de feu va partir, un cheval va hennir, un corbeau va s'enfuir, une vie va disparaître, une star va naître.
La voici. Dans un mouvement de caméra circulaire d'une
fluidité irréprochable, on découvre l'objet de tout cela : Libertine. Jeune
femme d'une vingtaine d'année, actrice d'un XVIIIe siècle flamboyant, qui
brandit son pistolet comme on tient une coupe de champagne pour trinquer à la
vie. Elle se retourne vers son adversaire puis s'immobilise, commandant à la
caméra de faire de même. Derrière elle, une lumière blanche, opaque, qui
pointe à travers les arbres en rayons de lumière comme autant de doigts qui
désignent celle qui va maculer le petit matin vierge. Quelques pas derrière
l'homme, attendent une femme, qu'on lui imagine proche, et deux moines capucins,
témoins de cette affaire d'honneur qui va se conclure. Ils attendent que l'un
tire sur l'autre. Et c'est lorsque le cheval soufflera dans ses narines que
Libertine choisira de tirer, impassiblement, sur celui qui lui fait face. Le
départ est prononcé, tout s'enchaîne, la jeune femme est propulsée en une
seconde dans une carrière de plus de vingt ans. Une fois que tout est posé,
que Libertine se retire sur son cheval blanc, que l'autre femme se jette sur le
corps inerte de son bien aimé, tout se fige à nouveau quelques secondes :
arrêt sur image de Libertine à cheval, catogan au vent, et apparition d'une
carte d'identité rouge et définitive : "Mylène Farmer est
Libertine" ! Le vrai personnage naît
dès sa victoire sur l'homme. C'est seulement à ce moment qu'on découvre sur
l'écran que "Mylène Farmer est (devient) Libertine".
Plus tard dans les salons mondains l'orgie commence. Les plans fixes sont nombreux, comme
si le réalisateur avait posé son spectateur au milieu des convives et qu'il guidait son
regard.
Ici il veut la rupture brutale, cassant avec la fraîcheur du petit jour de sa
première scène pour s'attacher aux dorures et aux strass du grand libertinage.
Dans une pièce à côté, Libertine se purifie. Plongée dans un bain, plongée
dans ses rêves mortifères, elle est rejointe par deux jeu
nes
filles nues se livrant à des jeux d'enfant, donc loin d'être innocents. En
deux claquements de main, la maîtresse des lieux met fin aux jeux avant qu'ils
ne dégénèrent. Les trois pécheresses sont conviées à rejoindre les autres ôtes
dans le grand salon, où se livreront probablement bientôt des jeux bien plus
adultes. Libertine joue toujours, cette fois au cartes. La vie est un jeu,
Libertine y joue sans retenue et vient de gagner une nouvelle partie. Le mot que
lui a écrit un délicat marquis assis de l'autre côté de la pièce lui
parvient, et c'est par un jeu de regards on ne peut plus brûlant qu'elle
s'approche de lui et l'entraîne à l'étage, où à l'abri des regards, ils
vont jouer ...en face à face.
Comme la scène d'ouverture du clip, la scène d'amour
qui survient bouleverse les règles du genre.
Là où on s'attendrait à une exposition de l'acte, Laurent Boutonnat place ses
personnages à l'écart des abus, dans
l'isolement d'un nouveau décor. Pour renforcer cette
situation de détachement et de solitude, il mixe sur la bande son des
hurlements de loups, noyés dans des nappes qui renforcent la solennité du moment.
Pourtant rien de révolutionnaire n'est montré (les femmes dénudées dans des
clips sont monnaie courante en 1986, bien que Mylène Farmer soit la première
chanteuse à le faire sur sa propre chanson), mais, c'est
là où il est intéressant de s'at
tacher à la face "propagande" de Boutonnat,
le réalisateur amène cette scène comme une séquence événementielle. Toute
l'ambiance de fête de la scène précédente disparaît, et il filme les deux
amants de dos, pendant un long travelling d'introduction lorsqu'ils pénètrent
dans la chambre. Libertine se retourne et c'est là que nous est montré le
principal : le
déshabillage. La suite sera quasiment passée sous silence, mis à part les
deux corps qui s'allongent sur le lit et l'inévitable baiser. Un long fondu
enchaîné nous montrera Libertine entièrement nue, allongée sur le dos, en
train de dormir. Le petit mot grâce auquel elle a pu posséder son amant est
froissé dans sa main, glisse lentement, et finit par tomber à terre.
Comme un nouveau coup de feu qui partait, tout redémarre : la musique, les
rythmes, les couleurs, le mouvement. Le
salon libertin est de nouveau peuplé d'êtres aussi excentriques que
dépravés. Libertine plus décontractée que jamais débarque dans le salon
chemise entrouverte. Provocante à souhait, c'en est trop pour sa rivale, la
femme qui se lamentait au chevet du duelliste. Elle rage, approche lentement de
Libertine qui ne prend pas garde à elle. Les ombres passent sur leurs visages
respectifs jusqu'à ce qu'il soient exposés d'une manière très dramatique, en
contre plongée. La rivale apostrophe Libertine, et après quelques reproches
qu'on imagine sans impact, se jette sur elle avec une violence qui surprend
toute l'assemblée.
C'est
alors que Laurent Boutonnat met en boite une scène d'anthologie qui
restera gravée des années dans la mémoire des spectateurs de l'époque. La bagarre entre les deux jeunes
femmes sera montrée de façon spectaculaire, grandiose, voire mégalomane et emphatique. La caméra
est placée soit très près des combattantes, soit en plongée, avec de très
nombreux ralentis. Au cinéma il est très rare de traiter pareillement une
bagarre, le réalisateur lui donne ici un nouveau rythme. Le résultat est assez
insolite : le rendu de la bagarre est violent, et on n'épargne pas les
coups de têtes, les gifles et les bouteilles
cassées (détail fréquent chez
Boutonnat,
car très visuel, et permettant des changement rapides de composition de l'image).
Les deux grands enfants se battent, se tirent les cheveux, cassent leurs jouets.
Libertine pour la première fois semble perdre la partie. Les gens rassemblés tout autour d'elles sont tentés
d'intervenir mais ne le font pas. Ils regardent, soit stressés (la femme qui se mort
les doigts) ou impassibles (le jeune homme qui dort sur la table!). Le tout,
avec ses détails et sa mise en scène, donne à la scène
un lyrisme assez baroque.
Lorsque la rivale s'apprête à donner le coup de grâce
à Libertine, entre alors son compagnon qui viendra la sauver. Paradoxalement les
instants les plus lyriques du clip ne sont pas magnifiés par des mouvements de
caméra audacieux, mais par un simple panoramique horizontal.
Tout réside dans le mouvement dans
le champ. Le "sauveur" de Libertine, encore débraillé, est
redescendu de la chambre, arrive de la droite du cadre pour aller vers la
gauche. Il est retenu par d'autres convives qui tentent de l'arrêter en l'attrapant par
les vêtements. Il résiste, s'obstine à avancer, alors que d'autres figurants courent dans le même sens que lui,
le tout au ralenti. Dans ces plans, tout converge vers le personnage de
Libertine, dans une sorte de tornade des personnages autour d'elle.
Quelques secondes après avoir récupéré une Libertine étourdie, dans le
mouvement entièrement inverse du précédent, l'homme s'enfui des salons avec
son amante à son bras. ils disparaissent au fond du champ, vers la droite,
alors que les convives impuissants assistent à leur fuite. C'est alors que
Laurent Boutonnat glisse un plan qui n'était pas prévu au story-board, celui de la rivale devenant
folle de rage et enlevant sa perruque. Sophie Tellier, qui interprète cette
quadragénaire hystérique, racontera des
années plus tard avoir beaucoup improvisé avec
Laurent Boutonnat, qui l'incitait souvent à le faire.
Vient enfin la surprenante séquence finale où Libertine
à cheval avec son compagnon succombe, sous les balles
vengeuses de sa rivale, qui est allé jusqu'à
payer des paysans pour l'exécuter. Le dernier
plan est long, et nous montre en un lent travelling optique arrière
plongé les
corps de Libertine et de son compagnon, ensanglantés, dans des poses
très théâtrales. Leur cheval resté debout restera encore quelques instants
à côtés d'eux, assez indifférent. La rivale se redresse, bombe le torse.
Silencieuse elle ne cesse de contempler sa dernière œuvre : le corps de ceux
qui l'ont trahie. Libertine est laissée pour morte. Elle en a gagné des
batailles. Mais malheureusement pas la guerre. Libertine a perdu le jeu de sa
vie. Son adversaire est plus forte, l'impunité de son crime est totale. Rien
pour l'instant ne peut la remettre en question. Pour l'instant...