Premier triomphe pour Laurent Boutonnat,
qui n'a pas eu peur d'en faire trop. Une première sur les Champs-Élysées pour lancer le
bouche-à-oreille, des critiques coites, et des passages télévisés plus que
fréquents : Libertine a été l'évènement musical et "clipesque"
français des années 80. A l'époque la question était "Mais qui est
cette Mylène Farmer ?". Laurent Boutonnat
a tout de suite su mettre en lumière la chanteuse et créer une héroïne
intrigante qu'il
aurait déjà espérée récurrente... Avec Tristana, c'est le seul réel
personnage terrestre qu'ai créé Laurent Boutonnat pour un clip.
Lorsqu'il décide contre la volonté de Polydor de faire du clip Libertine un événement, Boutonnat cherche un producteur pouvant apporter les 46 000 Euros estimés que va coûter le film. C'est le va-tout du couple après l'échec de Plus Grandir, leur contrat est en jeu. Alain Grandgérard, patron de Movie-Box apporte cette somme tout en veillant sur le plateau à faire bon usage du budget en question. Vu la lourdeur du tournage, Laurent Boutonnat doit abandonner la préparation du clip Les Yeux de Laura, qu'il devait tourner pour le groupe "Goûts de Luxe". C'est finalement le réalisateur Stéphane Lambert qui le tournera aux frigos de Tolbiac à Paris, avec notamment une comédienne rousse. Lambert a raconté en 2008 comment Laurent Boutonnat, dont il était "très proche" à l'époque, l'a soutenu auprès de la maison de disques WEA, et lui a ensuite confié une partie du tournage des making of de , et surtout de Libertine, toujours inédit. (propos recueillis par Sébastien Rozier pour en septembre 2008)
Les prises de vue en cinq
jours (demandant une semaine de préparation)
de Libertine seront quatorze ans après l'objet d'un reportage
télévisé où Grandgérard parle entre autres des scènes d'intérieur
tournées de nuit afin de maximiser le temps de tournage, et du casting amateur
fait dans les boites de nuit de la capitale. Le tournage est basé sur
l'économie. Chacun y met du sien pour tourner le plus vite possible, avec le
plus de bénévoles possibles (50 figurants), afin de donner l'impression que le clip a coûté
plusieurs millions. Ce sera réussi car la presse de l'époque avance des
budgets montant jusqu'à 2 millions de francs, sans vérifier leurs
informations. Laurent Boutonnat doit avant tout sa rapidité de tournage à son
chef opérateur, Gérard Simon (Monsieur Batignole) qui livre une
lumière sublime, tout en chaleur, en ombres et touches de clarté. Boutonnat
fait une infidélité à son directeur de la photographie habituel, Jean-Pierre
Sauvaire avec lequel il avait déjà travaillé sur Plus Grandir (1985)
et avec lequel il collaborera jusqu'en 1995. Qu'aurait fait Jean-Pierre Sauvaire
de Libertine s'il en avait fait ce qu'on appelle la photographie ?
Difficile de se l'imaginer mais à la vue de son travail postérieur, on
pourrait redouter une lumière trop diffuse. Alors que le charme esthétique de Libertine,
au delà des cadrages, des costumes de la déjà présente Carine Sarfati, des
maquillages de Nicolas Degennes et des décors de Emmanuel Sorin est dans la
lueur toute en clairs-obscurs, la lumière froide de Sauvaire (qui convient
parfaitement à des clips comme Désenchantée, ou Regrets) aurait cassé la puissante chaleur qui se dégage du
film.
Le hall d'honneur du château de Ferrières où furent tournés les intérieurs des salons. On reconnaît au fond la grande porte donnant sur l'escalier d'honneur, plusieurs fois reprise dans le film.
C'est au printemps 1986 que le tournage de
Libertine a lieu à 24 km à l'est de Paris, au Château de Ferrières en Seine
et Marne. La majeur partie des scènes d'intérieur se feront dans le hall
d'honneur d'une superficie de 260 m². La décoration a du entièrement être
refaite grâce à des tentures et des toiles pour masquer le style renaissance italienne qui
ne collait pas à l'époque de Libertine (milieu du XVIIIe siècle). Le château
de Ferrières n'a en fait été édifié qu'en 1859, c'est à dire plus d'un
siècle après ! Les autres séquences cependant ne furent pas tournées à
Ferrières mais non loin de là, au château de Brou. La scène d'ouverture,
ainsi que la dernière partie en extérieur furent tournées le même week-end
que la scène du bain. Tous les extérieurs furent captés dans la journée de
samedi, notamment le duel qui ouvre le film se déroule dans la clairière qui
se situe au sud de la pièce d'eau. Quand à la scène de la chambre et de la
baignoire, elles furent tournées en équipe réduite le dimanche. Cette séquence où
Libertine et ses amies se purifient dans la même baignoire, fut tournée dans
une grande pièce claire garnie de colonnes. Cette pièce est en fait le
vestibule du château, qui fut autrefois une chapelle ! On peut d'ailleurs
toujours y voir le bénitier, qu'on peut d'ailleurs entrevoir dans le clip.
Construite au XVIIIe siècle, la chapelle colle parfaitement à l'époque du
clip, et c'est sans doute grâce aux nombreux effets de perspective donnés par
les colonnes que Laurent Boutonnat décida de déplacer
un samedi et un dimanche son
équipe jusqu'à Brou pour tourner ces quatre séquences. Anecdote amusante, les filles qui se baignent dans la même
baignoire que Mylène Farmer ne sont ni des actrices ni
des figurantes engagées pour l'occasion mais les secrétaires de la maison de
production Movie-Box ! Ce qui nous prouve encore une fois quelques vingt ans
après la précipitation et l'économie de moyen importante qu'à demandé le
tournage du clip.
Après une avant-première le 18 juin 1986
réservée à la presse, Alain Grandgérard s'occupera
avec Boutonnat des premières organisées au cinéma Le Mercury des
Champs-Élysées (la présentation à la presse a lieu le 18 juin 1986 et le visa de censure n'est obtenu que le 30 juillet 1986). Faisant croire à la projection d'un long-métrage, grandes
affiches à l'appui, le public se masse. Le bouche-à-oreille fonctionne alors
plus que bien, et la recette de cette semaine d'exploitation permet à Movie-Box
de couvrir largement la somme mise en jeu pour le clip qui ne s'élevait
finalement qu'à 38 000 Euros. A cela s'ajoute un bénéfice d'image car si
Libertine n'était plus le seul clip réalisé sur pellicule 35 mm;
ce fut le premier d'après nos recherches à être exploité officiellement en
salles de cinéma. Le rôle de Libertine exige un
grand flamboiement, une
chevelure de feu, chaude, qu'on voit rarement. Alors que Mylène Farmer avait
adopté le catogan de velours noir quelques mois plus tôt, elle se teinte en
rousse peu de temps avant le tournage, précisément pour le personnage. Sans se
douter qu'une telle popularité serait si rapidement au rendez-vous, la
chanteuse gardera la couleur, qui la différenciera de ses "rivales"
de l'époque, la blonde Jackie Quartz, la brune Jeanne Mas. La paternité de l'idée
de la couleur rousse est tout à tour attribuée à Mylène Farmer, son manager
Bertrand LePage, et même le photographe de l'époque Christophe Mourthé.
C'est en fait bien sur une proposition de Laurent Boutonnat, alors en
préparation du
clip, que le changement de couleur se fera.
Quant au maquillage blanc que Mylène Farmer gardera dix ans, c'est le chef
maquilleur de Libertine, le célèbre Nicolas Degennes (Immortel
de Enki Bilal) qui s'en attribue dans une interview l'idée originale. «
votre eye-liner ne va pas, je vous vois autrement » lui aurait-il dit. II
aurait osé sur elle la pâleur, l'étrangeté d'un maquillage tout blanc,
contrastant de façon éblouissante avec ses cheveux roux. «Laurent
Boutonnat aime. Elle adore.» Nicolas Degennes est alors pressé
d'accompagner la chanteuse partout en tournée.
Le fait que le clip soit si impressionnant tient probablement au fait que tout, dans ces dix minutes, est pensé en termes cinématographiques, des décors aux psychologies de personnages (porteurs d'un vécu), en passant par un découpage scénique implacable. De plus, pour inclure sa narratologie à son univers et à son savoir-faire, Laurent Boutonnat fait mourir son héroïne à la fin du film. Alain Grandgérard coproduira aussi plus tard avec Laurent Boutonnat Tristana en 1987, avant que le réalisateur ne le délaisse pour se tourner vers la célèbre productrice Claudie Ossard.
Libertine reste l'emblème des années 80 flamboyantes, d'une forme de vidéo-clip décomplexée, d'une sexualité affirmée. Libertine reste avant tout par sa jeunesse, et celle de ceux qui y ont contribué. Les 24 ans de Laurent Boutonnat se sentent autant que ceux de Mylène Farmer, l'envie d'images, de mouvements de caméra, de ralentis, d'émotions fortes, d'images chocs. Libertine est le clip contenant le plus de force, le plus d'ambitions. Début 1986 Mylène et Laurent ne sont rien, ont la tête remplie d'idées qu'ils ne demandent qu'à réaliser, qu'à montrer. Cette force, même si elle s'amoindrira avec le temps, leur permettra la réflexion, la cohérence, et la construction d'une oeuvre pendant huit ans, oeuvre qui restera, comme Libertine, éternelle.
Jodel Saint-Marc.
(merci à Marc Thiébaud, propriétaire du château de Brou)