Le vidéo-clip est l'instrument promotionnel d'une chanson qu'il illustre. Cet aspect publicitaire non négligeable du vidéo-clip l'oblige au renouvellement perpétuel. Plus un vidéo-clip est divertissant, surprenant ou particulier, plus il sera diffusé en télévision et augmentera de ce fait la connaissance par le public de la chanson qu'il est chargé de promouvoir. A l'inverse, la popularité d'une chanson due à ses ventes effectives ou à ses fréquents passages radiophoniques peut encourager la programmation télévisée massive du vidéo-clip correspondant. En ce sens les clips de Laurent Boutonnat suivent les deux principes, la chanson et son support audiovisuel s'enrichiront l'un l'autre. La sortie du clip Libertine verra les ventes du disque augmenter sensiblement, tandis que Pourvu qu'elles soient douces deux ans plus tard n'attendra pas le début de la diffusion télévisée du clip pour atteindre le maximum de ses ventes.
Un autre principe vient s'adapter aux
clips de Boutonnat et n'est applicable qu'à de très rares autres réalisateurs
de clips. Chez Laurent Boutonnat le clip se suffit parfois à lui-même et
arrive à "vivre" sans la chanson qui lui est rattachée. A plusieurs
reprises, on remarque que chacun des deux supports suit sa propre exploitation,
et que la rotation de la chanson en radio s'essouffle au bout de la période
habituelle de trois mois de promotion alors que son clip continue fréquemment
d'être diffusé, vendu en vidéo-cassettes, et même projeté en salles.
Certains clips comme Désenchantée (1991) ont continué d'être
diffusés régulièrement à la télévision alors que la période de promotion
du disque éponyme était achevée depuis plusieurs années. Alors que la
chanson elle-même n'est rediffusée sur les radios qu'à de très rares
occasions, le plus souvent dans des émissions thématiques sur la période de
sortie, le clip qui lui correspond est encore visible dix ans plus tard sur les
chaînes musicales et dans les émissions, et cela sans distinction par rapport
à sa date de sortie. On est alors dans ce cas là assez proche des habitudes de
diffusion de films de cinéma, pouvant être vus indépendamment de leur
période et leur contexte de sortie.
Le réalisateur va se servir de ce raisonnement logique d'auteur pour se justifier de l'espèce de mégalomanie qui le conduira à promouvoir ses clips en salles de cinéma. Dès Maman à tort (1984) il a pour projet un long clip dont il donne le story-board en avant -première à la presse ; preuve déjà évidente de sa volonté de rendre son travail le plus visible possible. Le clip finalement non tourné, cet effet d'annonce aura pour seul résultat la parution du quotidien Le Matin de Paris qui reproduira les dessins dans ses pages. L'invitation qu'il concevra en 1985 pour inviter la presse aux deux premières du clip Plus Grandir laisse penser à celle d'une séance de cinéma : il loue le cinéma Kinopanorama dans le XVe arrondissement et le Club 70 dans le XVIe le 13 novembre 1985 pour des projections à la presse . A aucun endroit sur les cartons d'invitation n'est précisé qu'un clip va être projeté et non un long ou un court-métrage, et le nom de la chanteuse y est mentionné comme celui de l'actrice principale "Polygram-Polydor-Laurent Boutonnat-Stephan Sperry vous invitent à la projection de Plus Grandir avec Mylène Farmer".
Ici l'objet de la promotion n'est pas la
vente du disque dans le commerce, c'est bel et bien le clip lui-même, voire son
réalisateur, ou même indirectement la chanteuse dont il est question ; un tel
vecteur de promotion peut hisser facilement l'interprète de la chanson, vedette
du clip, au rang de comédienne ponctuelle, lui donnant éventuellement une
certaine crédibilité pour prétendre plus tard à des rôles au cinéma. La
même stratégie promotionnelle est renouvelée un an plus tard à une échelle
plus grande lors de la sortie du clip Libertine en juin 1986. Déjà en
vente depuis quelques semaines, la chanson ne se distinguait alors ni par ses
ventes ni par sa popularité. Il a fallu une série d'avant-premières au
cinéma Mercury des Champs-Élysées à Paris pour qu'un bouche à
oreille se crée dans la capitale, puis dans les médias sur ce film d'une forme
nouvelle. En l'absence de terminologie pour nommer de nouvel objet "clipesque",
certains articles le compareront à une sorte de " bande-annonce de
film" . Le clip sera remis aux chaînes de télévision, qui le
présenteront à plusieurs reprises comme une production "venue" du
grand écran. L'évènement que constitue la sortie d'un clip au cinéma, pour
la première fois doublée du succès commercial de la chanson rattachée,
conduit Laurent Boutonnat à être invité au journal télévisé de la
mi-journée sur Antenne 2 en août 1986 en tant que réalisateur. Un extrait du
film est montré et l'interview par le journaliste Noël Mamère est dirigée
sur l'aspect cinématographique du clip et son imagerie " à la Barry
Lyndon " (Stanley Kubrick - 1975). Restant assez superficiel,
l'entrevue ne permet pas d'en savoir plus sur sa réelle réception auprès du
monde médiatique et artistique de l'époque. Cependant, le fait de promouvoir
son clip lors d'avant-premières en salles de cinéma puis d'interviews
télévisées reproduit
le schéma de promotion d'une œuvre cinématographique
de long-métrage. Le clip pourtant outil de promotion, se trouve lui aussi au
centre d'un dispositif promotionnel le présentant comme une œuvre à part
entière. Dans le cas précis de Laurent Boutonnat, ce dispositif mis en place
par lui-même fait hisser son clip à la même visibilité artistique que la
chanson qu'il comporte : avant que la chanteuse n'interprète la chanson en
question sur scène devant son public, son clip est lui aussi "mis en
scène" sur sa propre scène de spectacle : le grand écran de cinéma.
A partir de 1987, les productions de
Boutonnat restent dans des formats capables d'être projetés dans les cinémas,
mais la difficulté de trouver des salles désirant ouvrir leur écran à un
clip de quelques minutes se fait grandissante. De plus, la surprise créée
discrètement une première fois en 1985 avec Plus Grandir, puis
renouvelée à plus grande échelle avec Libertine n'aurait probablement
pas eu un retentissement égal une troisième fois. Tristana (1987) et Sans
Contrefaçon (1987) ne bénéficieront pas d'avant-première ni de sortie
sur grand écran malgré le même soin technique et esthétique apporté à leur
conception cinématographique. En revanche, la première diffusion à la
télévision des clips de Laurent Boutonnat se fait désormais à un horaire
exceptionnel, correspondant à une forte audience. Sans Contrefaçon
passera pour la première fois le soir du réveillon de la nouvelle année 1988
à 20h30 sur la sixième chaîne, transformant pour la première fois ce qui
aurait pu être un simple clip en un spectacle de divertissement familial. Fort
de cette visibilité télévisuelle nouvelle, Laurent Boutonnat et Polydor, la
maison de disque qui l'a signé s'arrangent à chaque nouvelle sortie pour faire
diffuser le nouveau clip dans une plage d'émission inhabituelle le mettant en
valeur. Désenchantée (1991) passera pour la première fois dans le
très regardé journal de 20h00 de TF1, alors que Regrets (1991) et Je
t'aime mélancolie (1991) auront chacun la faveur d'une diffusion dans des
prime-time de la même chaîne. On remarque à cette occasion que l'évènement
annoncé se porte nullement sur la chanson (qui justifie pourtant la diffusion
du clip) mais sur le clip lui-même, et son interprète. Les bandes-annonces et
lancements des dites émissions parleront du " nouveau clip de Mylène
Farmer " et non pas de sa nouvelle chanson, pourtant inédite
elle-aussi. Cette association qui fait abstraction du réalisateur entre le nom
de l'interprète et celui du clip, est fréquente. Pour le public, le clip
appartient non pas à celui qui l'a conçu mais à celui qui y apparaît et qui
en chante la chanson, comme
s'ils étaient dépendants l'un de l'autre, qu'ils
formaient un tout et qu'ils ne pouvaient avoir qu'un unique auteur. On parle
toujours du "clip d'un tel" comme quand on évoque "la chanson
d'un tel", alors qu'il faut comprendre : le clip illustrant la chanson
interprétée par tel artiste. La preuve apparaît à chaque remise de prix lors
de Victoires de la musique ou d'Awards à l'étranger. Le vainqueur qui vient
recevoir le prix n'est pas le réalisateur du clip mais bel et bien
l'interprète de la chanson, sanglotant de remerciements comme si venait d'être
récompensée sa performance vocale. En ne parlant que de l'objet promotionnel
et non pas du disque, les émissions de variété qui passent en exclusivité
les nouvelles productions de Boutonnat mettent l'accent sur le clip présenté
et non pas sur la nouvelle chanson qui pourtant est la seule officiellement à
promouvoir. C'est d'une part grâce à la diffusion de la chanson que la
promotion du morceau de musique est effective, mais aussi par son association à
un clip présenté comme un divertissement pour tous et non pas adressé au seul
public de la chanteuse. Fait extrêmement rare, ici la chanson appartient au
clip, et la promotion du support audiovisuel se répercute une deuxième fois
mais de manière indirecte sur le support discographique.
Postérieurement à la période
promotionnelle des chansons, l'intégralité des clips réalisés par Laurent
Boutonnat entre 1984 et 1992 sortira sur support vidéo en plusieurs éditions.
Régulièrement une vidéo-cassette sort dans le commerce, regroupant les
versions intégrales des trois ou quatre derniers clips diffusés. Ainsi 1987
verra la sortie d'une cassette regroupant Maman à tort, Plus Grandir,
Libertine et Tristana. En 1988 sortira une vidéo avec Sans
Contrefaçon, Ainsi soit-je, Pourvu qu'elles soient douces
accompagné de son making-of . En 1990 la vidéo du film En concert
sortira simultanément à la cassette de clips incluant Sans Logique, A
quoi je sers, Allan et Plus Grandir Live. Enfin en 1992 la
dernière cassette comprendra Désenchantée et son making-of, Regrets,
Je t'aime mélancolie et Beyond my control. Les sorties de ces
quatre cassettes sont à l'époque un fait unique pour un réalisateur de clips.
Il faut attendre le milieu des années 90 pour voir un interprète sortir sur
support vidéo une compilation des clips de ses chansons, Michael Jackson sera
le premier et l'un des seuls à le faire jusqu'en 1999, année où davantage
d'artiste feront paraître leurs clips, alors que les noms de réalisateurs
divergent d'un clip à l'autre. Par la suite certaines compilations de clips
d'auteurs et interprètes différents sortiront sur support DVD . Une cassette
vidéo regroupant tous les clips de Laurent Boutonnat pour les chansons
interprétées par Farmer sortira en 1998, ainsi qu'un DVD en 2000 avec
quasiment le même contenu. Cette chanteuse, qui depuis a travaillé sous la
direction d'autres réalisateurs pour ses clips, a sorti des vidéos comprenant
ses nouveaux vidéo-clips, mais jamais elle ne les intégra dans une même
édition que ceux de Laurent Boutonnat. Ces supports vidéographiques des clips
réalisés par Laurent Boutonnat restent ici ceux du réalisateur plus que ce
ux
de l'interprète, car au delà de l'unité de la période de sortie des clips
qui les regroupe, c'est lui seul le point commun de tous ceux compris dans la
cassette ou le DVD en question. Lors de la sortie en 1998 de la cassette
rassemblant tous ses clips, un autocollant rouge mentionne même : "
Intégralité des clips réalisés par Laurent Boutonnat " qui le
reconnaît bien en tant qu'auteur. Comme soucieux de sans cesse replacer son
travail dans un contexte de cinéma plutôt que de télévision, l'accent de la
jaquette de la vidéo-cassette est quant à lui porté sur le support
cinématographique duquel sont tirés les clips y figurant : " Afin
d'offrir une qualité optimale, tous les clips présentés sur cette cassette
ont fait l'objet d'une remasterisation complète : tirages de nouvelles copies
films réétalonnées, nouveaux transferts vidéo, bandes sons remixées en
stéréo ".
Bien avant la parution en DVD des anthologies de Chris Cunnigham, Spike Jonze ou Michel Gondry (Collection The Work of directors, Editeur Labels, 2003), les recueils de clips d'un même réalisateur laissent percevoir Laurent Boutonnat comme un unique auteur à l'origine d'une œuvre homogène, pouvant être distribuée dans le commerce de la même manière que certains coffrets regroupant les films d'un même cinéaste. Comme la période de promotion des chansons qu'ils sont censés promouvoir est passée, la sortie de ces cassettes, au delà de leur aspect commercial évident, s'explique par la promotion d'un cinéaste attaché à une visibilité certaine et qui, à défaut de pouvoir espérer des rétrospectives ou des cycles dans les "salles de cinéma de répertoire ou de patrimoine", continue de diffuser son œuvre avec le support vidéo dont il est malgré lui coutumier.
Jodel Saint-Marc, le 21 mars 2003..