Dans
les rapports entre le cinéma et le vidéo-clip, entre ce qui les rassemble, ce
qui les différencie, difficile de faire l’impasse sur la troublante
similitude du schéma avec le cinéma muet relevée par Michel Chion[1].
Il fait observer que les rapports en terme de son et d’image se trouvent
inversés et symbolisent en sorte « le retour du cinéma muet »[2].
Là où, dans le cinéma muet, la musique est ajoutée au moment de la
projection sur des images qui n’en nécessitaient pas à priori, l’image du
vidéo-clip est elle aussi un élément ajouté à une musique préexistante généralement
conçue pour vivre sans. En ce sens, artistiquement la musique de cinéma muet
est un peu au cinéma ce que le clip est à la musique : une valeur ajoutée
capable d’intensifi
er ou de ternir l’atmosphère voulue par le créateur
original, pouvant en modifier la couleur, et l’interprétation par le public.
On peut aisément poursuivre ce schéma pour les œuvres illustrées
visuellement (pour les chansons) ou musicalement (pour le cinéma muet) bien après
leur enregistrement. Il n’est donc pas rare de trouver de nouvelles
compositions sur des films du début de l’histoire du cinéma, qu’elles
soient interprétées aussi bien lors d’une nouvelle projection en salles
qu’enregistrées pour une exploitation vidéographique. Phénomène
relativement récent, le vidéo-clip a accompagné la remise aux goûts du jour
de chansons trop anciennes pour avoir pu bénéficier de ce médium de
promotion. Ainsi nombre de chanteurs de variété décédés ont eut la
ressortie de leurs chansons remixées et accompagnées d’un nouveau vidéo-clip
mélangeant, le plus souvent grâce à des effets spéciaux, des images
d’archives de l’interprète avec des images actuelles. Ainsi des artistes
populaires et vivants dans la mémoire collective des français, comme Dalida,
Claude François, ou encore Edith Piaf[3]
ont pu avoir “leur” clip dans les années 1990.
Le vidéo-clip pourrait se rapprocher également du cinéma muet par le
fait que bien souvent des personnages parlent sans qu’on entende leur voix.
Dans les deux cas cette absence est contrainte par la forme elle-même. Et si à
chaque fois les paroles sont remplacées par de la musique, elle n’existe en
soi que dans la forme du vidéo-clip. Au cinéma (dans le muet comme dans le
parlant) la couleur musicale, ou l’esprit qu’elle revêt compte pour le
film. La musique de film peut trouver une existence plus valorisante
lorsqu’elle est exploitée indépendamment[4] de celui-ci, en sortant
par exemple en disque sous le nom de Bande-Originale. Peu importe en effet la
richesse musicale de tel ou tel morceau, puisque son unique fonction est de
coller au plus près à l’impression (cohérente ou non avec ce qui est montré)
que le réalisateur veut donner de la scène qu’il illustre. Dans le vidéo-clip
au contraire, la matière première est la musique, c’est l’objet de l’œuvre.
De plus en plus, le support vidéo fait plus qu’illustrer la chanson. Par
exemple, Laurent Boutonnat a pour la première fois ajouté une génération de
plus à l’exploitation de sa musique en vendant dans le commerce le disque de
la Bande Originale des clips de ses chansons ![5]
C’est ainsi qu’en 1986 sort en 33 tours la Bande Originale de Libertine,
puis en 1987 celle de Tristana. Enfin on s’aperçoit que ce qui, dans
l’histoire du cinéma, rapproche le plus le vidéo-clip du cinéma muet est le
retour à l’invention visuelle et narrative, quand ils ne se contentent pas
comme souvent de recycler les schémas classiques et modernes. On retrouve en
substance dans le vidéo-clip une certaine volonté d’expérimentation qui
faisait du cinéma muet sa principale particularité historique.
Court film musical, le vidéo-clip se distingue des autres formes
filmiques par le statut tout particulier que revêt sa bande sonore et les
rapports qu'entretiendra avec elle le réalisateur. C'est avant tout dans le
processus de fabrication que réside la première particularité du vidéo-clip.
Là où, dans l'art septième, le compositeur est sollicité[6],
ici la composition est imposée, c'est même la base sur laquelle on construira
le petit film qui sera censé la promouvoir. La musique d'un vidéo-clip n'est
pas conçue "à la commande", puisque c'est précisément la mise en
images qui se révélera être au service de sa bande-son. Si au tournage d'un
long-métrage la musique est souvent encore inconnue de l'équipe et des comédiens,
les concepteurs du vidéo-clip[7]
peuvent s'appuyer sur son enregistrement pré-existant et se servent abondamment
de play-back afin de faire coller au mieux non seulement à l'interprétation
filmée du chanteur ou de la chanteuse, mais aussi la réalisation des images à
la tonalité et au rythme musical. On serait alors tenté de penser que le réalisateur
de vidéo-clip n'a pour son compositeur éventuellement aussi peu de considération
que Igor Stravinsky en avait pour les cinéastes utilisant des
compositions, qu'il le traite avec le même dédain :
"Le
film ne saurait s'en passer (de musique) pas plus que moi-même je ne saurais me
passer de tapisser de papier-peint les parties nues du mur de mon studio. Mais
ne me demandez pas de considérer mon papier-peint comme une peinture ou de lui
appliquer les canons de l'esthétique."[8]
Or c'est la que réside une différence majeure, le réalisateur de vidéo-clip
ne se sent que rarement frustré de la subordination de son film à une chanson.
Car c'est uniquement grâce à elle que la mise en images existe. C'est cette
musique en particulier qui justifie la conception du clip, c'est précisément
par son inspiration que le réalisateur peut créer, se permettre d'extrapoler
et d'interpréter; là où le compositeur de musique de cinéma doit coller au
plus juste à l'image qu'il illustre afin d'aller à tout pris dans le même
sens que ce qu'à voulu le metteur en scène en tournant la séquence. En ce
sens le réalisateur de vidéo-clip joui d'une liberté de création personnelle
bien plus grande que le compositeur de musique de film. Si la musique de film
doit le plus souvent ne pas se faire remarquer pour être à sa place, le propre
du visuel d'un vidéo-clip est
d'exister au maximum, quitte à le faire par
lui-même au dépend de la musique, quitte même à la dépasser : Laurent
Boutonnat par exemple sous-mixait fréquemment la musique dans ses clips (Tristana
– 1987), ou la noyait sous les bruitages (les refrains de Désenchantée
– 1991), faisant le pari que leur visuel serait plus vendeur. C'est précisément
l'aspect promotionnel du vidéo-clip qui permettra à son réalisateur de dépasser
le simple support musical. Support dont finalement il ne fait que se servir pour
faire connaître le clip par d'autres couleurs[9],
d'autres symboles, d'autres atmosphères même que ceux de la musique et du
texte qu'elle contient. Le clip est dans ce cas là lui-même l'objet de la
promotion, conjointement à la chanson.
Au
cinéma, le musicien est sollicité, sa production est utilisée. Sans prendre
en compte l'avis du compositeur, le morceau est joué, placé à un certain
endroit et parfois retouché pour mettre en valeur les images défilant sur l'écran.
S'il est totalement libre lorsqu'il crée un opéra ou un ballet, le compositeur
est au cinéma soumis à des images déjà tournées, et parfois déjà montées
sur lesquelles il ne peut rien modifier. La seule alternative à cela
est donc le cinéma musical, où le compositeur entre en collaboration
plus étroite avec le metteur en scène. En ce sens le genre le plus proche du
vidéo-clip est sans nul doute le Musical américain, film chanté et
dansé, transposition des comédies musicales alors florissantes, et film
musical par excellence, dès Broadway (Paul Féjos – 1929). C'est ici où
la musique tient la place centrale du film dans le sens où tout sur l'écran
renvoie à la bande-son, du play-back aux rythmiques de la chorégraphie, en
passant par la cohérence des paroles par rapport au récit du film.
Tout
comme pour le film musical, dans le vidéo-clip on ne saurait imaginer une autre
piste sonore que celle choisie par son auteur. A l'image des plans de cinéma
pour un compositeur, c'est donc la musique et sa durée qui sera irrévocable.
Il n'en sera à priori pas possible d'en changer ni le timbre, ni la durée, ni
aucune de ses composantes. On note toutefois au début des années 90 la fréquente
apparitions de bruitages mixés à la musique se rapportant au récit du vidéo-clip.
On peut opérer une quasi-inversion de questionnement entre les intentions réciproques
du réalisateur et du compositeur selon que l'on parle du cinéma ou du clip. Là
où l'un doit s'inspirer de l'univers de l'autre, où l'un doit accompagner
l'autre plutôt que s'en démarquer, tout cela s'inverse lors du passage à
l'autre forme. Ce qui a pour conséquence un questionnement sur l'outil le plus
important dans chacune des formes, et en ce qui nous concerne sur le vidéo-clip,
à savoir non pas lequel est au service de l'autre, mais lequel justifie
l'expansion de cette forme depuis deux décennies: l'image ou le son ?
Objet
de promotion, parfois unique fil conducteur du film, la chanson tient la place
centrale dans la forme filmique qu’est le vidéo-clip. La musique n’y est
plus un accompagnement de l'image comme au cinéma mais la régie. Car c'est
finalement grâce à la chanson qu'on illustre que le vidéo-clip est ce qu'il
est. On conçoit certes de moins en moins une musique qui ne serait pas
accompagnée d'une image; mais qui aurait pu prédire que le cinéma[10]
adapterait son tournage, sa grammaire, sa structure à ceux d'une chanson et
d'une seule[11]
faisant naître, par la grâce d'une transposition visuelle, une nouvelle forme
filmique. Et à l'image d'Henri Colpi qui se demandant : "un art
millénaire peut-il se soumettre à un art cinquantenaire, le lyrisme de la
musique peut-il s'accommoder du réalisme de l'écran ?"[12].
On est tenté de répondre que pour le clip la musique commerciale moderne
s'enrichit enfin d'un support visuel et ne le supporte p
lus. C'est
principalement ici que réside l'importance du genre musical bien spécifique
qui s'intéresse au médium qu'est le vidéo-clip. Seule la chanson de variété[13]
trouve dans le vidéo-clip une élévation, là où elle n'aurait pu voir qu'un
accompagnement fidèle et sage, à l'instar de la musique de film. En ce sens le
vidéo-clip se rapproche moins de la musique filmée que de la chanson filmée,
en référence aux comédies musicales hollywoodiennes. La musique classique
contemporaine, elle, ne s'y est pas intéressée, pas plus que les mouvements
plus underground, et encore moins la musique expérimentale. Seuls les
artistes vendant des extraits d'albums[14]
sont intéressés par le vidéo-clip qui, au-delà de promouvoir l'extrait en
question vendu dans le commerce, assure en quelque sorte l'image publique de son
interprète et assure la promotion de l'album complet lui aussi en vente au
moment de la diffusion. Si on admet que la variété commerciale dont nous
venons de parler fait partie du tout que nous nommons la musique (aussi bien
lorsqu'elle acco
mpagne un film que lorsqu'elle est jouée en radio ou en
concert), tout ceci fait qu'une grande partie des vidéo-clips actuels font
exception dans les rapports qu'entretenaient musique et image jusqu'ici. Le réalisateur
créé davantage dans l'optique cinématographique que musicale, et les critères
qui feront que l'image coïncide artistiquement avec la musique seront les
seules preuves de subordination de l'un par rapport à l'autre, le rythme
musical devenant ici de même fonction que le rythme visuel. La musique d'un
film doit être fonctionnelle, mais dans le vidéo-clip l'image revêt plus
qu'une simple fonction pour la musique, sa dépendance par rapport à la musique
est moindre.
Laurent
Boutonnat est réalisateur-compositeur[15],
autant pour ses clips que pour ses deux longs-métrages de cinéma. Il a composé
vingt trois musiques sur les vingt cinq clips qu'il a tourné. Rares sont ceux
qui ont maîtrisé avec succès les deux commandes créatives pour une même
production, notons Feher, Grémillon et bien sûr Chaplin. Même s'il n'a jamais
communiqué sur la façon de composer les mélodies sur lesquelles il
tournerait, on peut toutefois déduire que les compositions ne tenaient pas
compte des images qui viendraient plus tard se greffer dessus compte tenu du
fait que le choix de la sortie en single duquel on "tirerait"
un clip de telle ou telle chanson ne dépendait pas de lui mais du label de
l'interprète pour lequel il composait.
De toute la clipographie de Laurent Boutonnat, Pourvu
qu’elles soient douces (1988) est le clip qui rassemble le plus de caractéristiques
renvoyant à ce qu’on admet appartenir au long-métrage de cinéma, ce film étant
particulièrement représentatif du soin cinématographique apporté par le réalisateur
à tous ses clips. Le signe particulier de P.Q.S.D[16]
est d’être le seul à avoir une première partie, indépendante de l’autre
clip. Deux ans auparavant, la sortie de Libertine (1986) avait eu un
large retentissement médiatique notamment grâce à son exploitation en salles
de cinéma, pourtant brève. Fort de cette exposition inespérée, Laurent
Boutonnat décide lors de l’écriture de l’album suivant d’écrire une
chanson permettant d’en tirer un clip du même ton. Pourvu qu’elles
soient douces, aussi nommé Libertine II à l’écran durant le générique,
commence à l’instant même où se termine son préquelle (premier opus
d’une série de films tourné antérieurement à sa suite), c’est à dire à
l’aube d’une journée d’août 1757[17]
dans la campagne française. Libertine, l’héroïne laissée morte fusillée
à la dernière image est découverte gisant dans l’herbe par le petit tambour
d’un bataillon anglais, âgé d’une dizaine d’années. Récupérée et
soignée par le campement britannique, elle s’énamourera de son capitaine
avant qu’une troupe française ne passe à l’attaque. Bataille déclenchée
grâce aux renseignements des "ribaudes-espionnes" françaises venues
divertir les soldats anglais pendant la nuit.
Se
déroulant à la même époque, les deux clips appartiennent pourtant à des
genres différents. Là où Libertine appartenait pleinement au film en
costumes, plutôt référencé à Barry Lyndon (Stanley Kubrick - 1975), P.Q.S.D
paraît revendiquer une franche appartenance au film de guerre. Alors que la
première partie montre les tactiques anglaise et la trahison française
des bataillons, toute la seconde moitié du clip retrace le déroulement d’une
bataille entre les deux camps. A l’intérieur de cette partie, un montage
parallèle montre un duel à mains nues entre le personnage de Libertine et
celui de la rivale conjointement au combat militaire. L’intrigue en elle-même
renvoie davantage à celle d’une fiction cinématographique qu’à celle
d’un vidéo-clip. Loin sont les play-backs et les saynètes au fil
conducteur ténu. Ici il est ouvertement question de thèmes souvent exploités
au cinéma : entre autres la trahison, l’affrontement guerrier, la
passion destructrice. P.Q.S.D se voulant avant tout comme une suite
parfaitement cohérente faisant partie d’une oeuvre à l’homogénéité
implacable, nombre de caractéristiques de Libertine y sont reprises.
Outre le même style de réalisation et de mise en scène, facilement
identifiables à l’ensemble des clips de Boutonnat, la même place est faite
à
l’affrontement entre l’héroïne et sa rivale, qu’on retrouve l’une
comme l’autre dans les deux opus. On retrouve également une séquence "érotisante"
dans chacun des deux épisodes, mettant en scène l’héroïne sur une musique
additionnelle particulière, qui ne reprend pas le thème de la chanson-titre
mais est plutôt adaptée à la tonalité de la séquence. Ces éléments récurrents
d’un film à l’autre (l’amour mêlé à la mort, à la violence)
approchent les deux clips pour en faire deux épisodes indissociables l’un de
l’autre, et offrent au tout formé une innovation dans une forme qui n’avait
encore jamais eu recours en 1988 à la suite. Au delà même des genres
inhérents à ces films, Laurent Boutonnat peuple ses deux clips des mêmes éléments
graphiques et narratifs, comme des scènes de duel récurrentes une même mise
en scène des introductions respectives[18].
Les deux diégèses l’une comme
l’autre envoient sans cesse le spectateur
d’un opus à l’autre et lui donnant l’impression d’une espèce de
"saga" qu’une diffusion télévisée aurait scindée en plusieurs
parties. A cela s’ajoute l’emploi des mêmes personnages principaux d’un
clip à l’autre. On retrouve en 1988 la même rivale[19]
de Libertine que deux ans plus tôt, à la différence près que celle qui était
présentée comme une prostituée dans le premier épisode n’est pas la même
que dans le deuxième : le personnage principal a gagné en vertu lors du
passage au second volet de ses aventures ! Outre le risque d’enfermer la
chanteuse à l’écran dans un rôle peu flatteur, le changement de fonction de
son personnage peut en partie s’expliquer par l’évolution que lui fait
subir le scénario. Libertine qui disparaît à l’issue de l’affrontement
avec la rivale réapparaît à la fin de P.Q.S.D comme une
personnification de la mort, rendant difficile le double emploi avec son ancien
personnage de prostituée. La rareté de cette incarnation à l’écran d’un
personnage si éloigné de son interprète explique l’exception que constitue
le clip de P.Q.S.D à ce niveau.
Les
video-clips que nous appelons ici "à suite" trouvent leur
continuation dans la pérennisation d’une imagerie, de costumes ou de décors,
mais rarement dans la reprise d’un personnage fictionnel particulier. Les deux
vidéoclips successifs illustrant deux chansons de la chanteuse Hélène Séguara
en 1999 (Il y a trop de gens qui t’aiment ; Au nom d’une
femme) sont représentatifs d’une suite donnée à deux clips, caractérisés
par l’emploi de mêmes éléments graphiques, et d’un même ton romantique
relatif à l’interprète de la chanson[20].
L’exemple de vidéoclip ayant été manifestement le plus grand nombre de fois
décliné en suites est One more time, premier extrait de l’album de
musique électronique française Discovery (Daft Punk - 2001). Chacune
des chansons exploitées indépendamment dans le commerce est illustrée par un
court film d’animation inspiré de dessins animés japonais du milieu des années
80. Quatre chansons ont ainsi été "clipées", mais chacune des
parties ne se suffit pas à elle-même. Débutant et terminant chaque vidéoclip
sans aucune transition ni résumé, la suite de l’intrigue du clip précédent
prend place, nécessitant pour une bonne compréhension la présence en mémoire
des épisodes antérieurs. L’histoire de cette suite de clips, qui est celle
d’une conquête spatiale ne peut être lue que dans une vision d’ensemble
chronologique des quatre vidéo-clips, One
more time, Aerodynamic, Digital Love, et le titre Harder,
better, faster, stronger qui utilisent, comme P.Q.S.D, les mêmes
personnages dont on peut suivre l’évol
ution tout au long de la série. Aux
quatre extraits seront ajoutés une suite reprenant les autres morceaux de
l’album Discovery et le prolongement des aventures des personnages pour
donner au final le long-métrage Interstella 5555 (Leiji Matsumoto, Daft
Punk – 2003). On précisera que l’aspect technologique quasiment sans
paroles de cette musique entretient un lien purement formel avec l’image qui
l’illustre. A aucun moment il n’est question d’établir de relation de
sens entre l’image et la chanson qu’elle illustre. Comme pour One more
time, l’emploi pourtant rare des suites pour les vidéoclips intervient
habituellement pour des chansons figurant sur un même album, le but étant de véhiculer
par une même imagerie et une même esthétique, les visuels des clips extraits
d’un album où les chansons sont sensées former un tout homogène.
Le
cinéma que veut faire Laurent Boutonnat ne peut s’accommoder d’un simple
budget de clip[21].
Grâce à la co-production de Jean-François Casamayou et sa société CasaFilms,
il finance P.Q.S.D qui coûtera au total 300 000 Euros. La somme des
moyens mis en œuvre pour le tournage reste exceptionnelle pour un clip français
de 1988. Entièrement tourné en extérieur dans la forêt de Rambouillet, le
clip aura nécessité neuf jours de tournage, six cents figurants costumés, la
participation de l’armée française et de nombreux effets pyrotechniques.
Boutonnat réalise son clip comme d’autres construisent un film de cinéma :
en employant un co-scénariste[22],
en story-boardant certaines séquences et en passant du temps en repérages
et autres castings. Destiné à être "multi-diffusé" à la télévision,
à être projeté dans les salles de cinéma en avant-programme et à être
vendu plus tard sur support vidéo dans le commerce, P.Q.S.D doit
supporter sans problème la vision répétée, et même la susciter. C’est
pourquoi Boutonnat peuple son clip d’un second degré de lecture, et d’une
thématique qui n’est pas clairement affichée. Le contenu sexuel du film
n’est pas intégralement montré à l’écran alors que des dizaines de
sous-entendus dans la narration, dans les dialogues, et dans l’action véhiculent
discrètement cette idée. Evoquée à demi-mots dans les paroles de la chanson Pourvu
qu’elles soient douces comprise dans le clip, la thématique ayant trait
à certaines pratiques sexuelles oblige le spectateur à écouter les dialogues
en les interprétant, à chercher des éléments dans l’image pouvant
discourir sur le sujet. P.Q.S.D, comme d’autres clips de Boutonnat
peuvent se lire sur un plan référentiel renvoyant à l’Histoire du cinéma.
Cet emploi ludique tisse des liens entre les deux formes que sont le long-métrage
et le clip, et pousse à déterminer le deuxième comme un commentaire du
premier. Alors que nombre de vidéo-clips ne se construisent que sur la citation
avouée d’un ou plusieurs films connus du plus grand nombre, formant ainsi une
sorte de "cinéma musical post-moderne", les clips de Laurent
Boutonnat recyclent ces éléments de films de répertoire pour les intégrer
dans une perspective nouvelle d’auteur, et les enrichir parfois d’un emploi
différent. Par exemple la bataille finale de P.Q.S.D opposant français
et anglais rappelle celle de Barry Lyndon précédemment citée. L’emploi de
cette séquence n’est pas la même dans P.Q.S.D et trouve ici sa
justification avec son alternance au combat entre Libertine et la rivale bien
plus important pour l’intrigue, qui symbolisent chacune dans le clip un
certain type de relation d’amour ou de trahison avec leur armée respective[23].
Outre
les attributs relatifs au long-métrage cités dans un chapitre précédent,
comme la présence de génériques ou celle de supports et de formats conçus
pour la projection en salles, certains clips de Laurent Boutonnat mêlent
dialogues et musiques additionnelles à la chanson qui couvre habituellement
tout le champ sonore. P.Q.S.D est en ce domaine le clip-type de
Laurent Boutonnat car les dialogues, la chanson, les bruitages et les musiques
additionnelles se succèdent, s’entrecroisent et se superposent. Après une
courte séquence dialoguée et une introduction du narrateur en voix off, une
version remixée de la chanson commence simultanément au générique du clip.
Cette nouvelle version de la chanson est parfois recouverte de bruitages mais
jamais de dialogues, pour n’être interrompue totalement qu’une fois :
lorsque Libertine rejoint le capitaine sous sa tente. Ici la chanson est
identifiée au clip, elle apparaît conjointement à l’apparition de son titre
sur l’écran[24]
vers le début du film.
Laurent Boutonnat, sans doute pour ne pas perdre les admirateurs de la chanson, revendique par cette habitude l’appartenance à la forme du clip et son jumelage à la chanson, malgré le fait qu’il veuille s’en démarquer au maximum par la suite.
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Plan fixe de la nature | Grenouille in | ||
Travelling sur les cadavres | Discussion entre le petit tambour et le soldat off | Pas in | Musique additionnelle au violon n°1 |
Les personnages touchent le "cadavre" qui se réveille | Stupeur des personnages in | Effet sonore synthétique over | Arrêt brutal de la musique |
Avancée de la troupe anglaise ayant récupéré Libertine | Exposé avec la voix du narrateur over | Chevaux, chuchotements… in | Musique additionnelle au violon n°1 (suite) |
M. Swift prévient le capitaine que Libertine vivra | Discussion entre le capitaine et M. Swift in | Idem off | Musique additionnelle au violon n°1 (suite et fin) |
Montage du campement anglais (+ générique) | Commandements en anglais off | bruits d’eau, de charrettes, de pas in | Version remixée de la chanson |
Le capitaine entre dans la tente de Libertine | Version originale de la chanson |
La
place de la chanson est entière sur la bande-son jusqu’à ce que la
dramaturgie devienne suffisamment importante pour que le spectateur puisse faire
abstraction de la musique qu’il s’attendait jusque là à entendre. C’est
à ce moment où le film dans son sens cinématographique prend le pas sur le
clip promotionnel : ses objets principaux ne sont plus la chanson et son
interprète, mais l’histoire et l’ensemble des personnages suivis sur l’écran.
C’est pourquoi pendant les dix dernières minutes
du clip de P.Q.S.D,
la chanson pourtant sensée être jouée ne l’est plus du tout. Elle laisse la
place à une nouvelle composition accompagnant, comme une musique de film le
ferait, la bataille des deux troupes. Dépassant les missions du clip, Boutonnat
influe sur le spectateur notamment par l’emploi des différentes bandes
sonores, et l’emmène progressivement de la mise en images d’une chanson à
un film de fiction assez indépendant pour se passer de cette chanson.
P.Q.S.D rejoint, par les caractéristiques dont nous venons de
parler, la conception de plusieurs clips du même réalisateur, dont Désenchantée
(1991). Des moyens comparables au clip de 1988 ont été mis en œuvre afin
d’identifier davantage le budget du film à celui d’une production cinématographique
qu’à celui d’un clip. Quatre jours de tournage en Hongrie avec une centaine
de figurants hongrois ont été nécessaires, et le même soin a été apporté
au traitement scénaristique incluant des sujets sous-tendus, ainsi qu’aux
caractéristiques cinématographiques apportées comme les génériques et le
format de rapport 2.35. D’un point de vue sonore, Désenchantée
reproduit le schéma de Pourvu qu’elles soient douces à la différence
près que l’
usage de la version remixée de la chanson est plus présente dans
ce clip, notamment lorsque les prisonniers jusqu’ici enfermés se révoltent
et mettent à sac leur bagne. Largement recouverte de bruitages, la présence de
la chanson dans cette séquence est pourtant toujours justifiée par l’apport
d’un tempo qui rythme les plans d’agitements et de coups, alors qu’une
autre musique écrite pour l’occasion ne l’aura pas mieux illustrée. De
plus, c’est lors de cette scène que les paroles de la chanson Désenchantée
prennent tout leur sens[25],
ce qui n’était pas le cas pour la séquence de bataille guerrière qui aurait
illustré des paroles au conten
u "érotisant". En 1991, date de Désenchantée,
le dispositif mis au point dès 1985 par Boutonnat ne nécessite plus de caractéristiques
comme entre autres l’appartenance à un genre cinématographique bien défini.
Les clips de Boutonnat n’ont plus besoin pour être respectés d’être
injectés de références cinématographiques ou d’être pérennisés par des
suites. Ils peuvent être désormais vus comme les films d’un auteur qui
trouvent leur justification dans l’entièreté d’une œuvre à laquelle
seule ils doivent être rapportés.
Jodel Saint-Marc, le 13 septembre 2003.