Le traitement du son chez Laurent Boutonnat

 

Dans les rapports entre le cinéma et le vidéo-clip, entre ce qui les rassemble, ce qui les différencie, difficile de faire l’impasse sur la troublante similitude du schéma avec le cinéma muet relevée par Michel Chion[1]. Il fait observer que les rapports en terme de son et d’image se trouvent inversés et symbolisent en sorte « le retour du cinéma muet »[2]. Là où, dans le cinéma muet, la musique est ajoutée au moment de la projection sur des images qui n’en nécessitaient pas à priori, l’image du vidéo-clip est elle aussi un élément ajouté à une musique préexistante généralement conçue pour vivre sans. En ce sens, artistiquement la musique de cinéma muet est un peu au cinéma ce que le clip est à la musique : une valeur ajoutée capable d’intensifier ou de ternir l’atmosphère voulue par le créateur original, pouvant en modifier la couleur, et l’interprétation par le public. On peut aisément poursuivre ce schéma pour les œuvres illustrées visuellement (pour les chansons) ou musicalement (pour le cinéma muet) bien après leur enregistrement. Il n’est donc pas rare de trouver de nouvelles compositions sur des films du début de l’histoire du cinéma, qu’elles soient interprétées aussi bien lors d’une nouvelle projection en salles qu’enregistrées pour une exploitation vidéographique. Phénomène relativement récent, le vidéo-clip a accompagné la remise aux goûts du jour de chansons trop anciennes pour avoir pu bénéficier de ce médium de promotion. Ainsi nombre de chanteurs de variété décédés ont eut la ressortie de leurs chansons remixées et accompagnées d’un nouveau vidéo-clip mélangeant, le plus souvent grâce à des effets spéciaux, des images d’archives de l’interprète avec des images actuelles. Ainsi des artistes populaires et vivants dans la mémoire collective des français, comme Dalida, Claude François, ou encore Edith Piaf[3] ont pu avoir “leur” clip dans les années 1990.

 

            Le vidéo-clip pourrait se rapprocher également du cinéma muet par le fait que bien souvent des personnages parlent sans qu’on entende leur voix. Dans les deux cas cette absence est contrainte par la forme elle-même. Et si à chaque fois les paroles sont remplacées par de la musique, elle n’existe en soi que dans la forme du vidéo-clip. Au cinéma (dans le muet comme dans le parlant) la couleur musicale, ou l’esprit qu’elle revêt compte pour le film. La musique de film peut trouver une existence plus valorisante lorsqu’elle est exploitée indépendamment[4] de celui-ci, en sortant par exemple en disque sous le nom de Bande-Originale. Peu importe en effet la richesse musicale de tel ou tel morceau, puisque son unique fonction est de coller au plus près à l’impression (cohérente ou non avec ce qui est montré) que le réalisateur veut donner de la scène qu’il illustre. Dans le vidéo-clip au contraire, la matière première est la musique, c’est l’objet de l’œuvre. De plus en plus, le support vidéo fait plus qu’illustrer la chanson. Par exemple, Laurent Boutonnat a pour la première fois ajouté une génération de plus à l’exploitation de sa musique en vendant dans le commerce le disque de la Bande Originale des clips de ses chansons ![5] C’est ainsi qu’en 1986 sort en 33 tours la Bande Originale de Libertine, puis en 1987 celle de Tristana. Enfin on s’aperçoit que ce qui, dans l’histoire du cinéma, rapproche le plus le vidéo-clip du cinéma muet est le retour à l’invention visuelle et narrative, quand ils ne se contentent pas comme souvent de recycler les schémas classiques et modernes. On retrouve en substance dans le vidéo-clip une certaine volonté d’expérimentation qui faisait du cinéma muet sa principale particularité historique.

 
 

 

            Court film musical, le vidéo-clip se distingue des autres formes filmiques par le statut tout particulier que revêt sa bande sonore et les rapports qu'entretiendra avec elle le réalisateur. C'est avant tout dans le processus de fabrication que réside la première particularité du vidéo-clip. Là où, dans l'art septième, le compositeur est sollicité[6], ici la composition est imposée, c'est même la base sur laquelle on construira le petit film qui sera censé la promouvoir. La musique d'un vidéo-clip n'est pas conçue "à la commande", puisque c'est précisément la mise en images qui se révélera être au service de sa bande-son. Si au tournage d'un long-métrage la musique est souvent encore inconnue de l'équipe et des comédiens, les concepteurs du vidéo-clip[7] peuvent s'appuyer sur son enregistrement pré-existant et se servent abondamment de play-back afin de faire coller au mieux non seulement à l'interprétation filmée du chanteur ou de la chanteuse, mais aussi la réalisation des images à la tonalité et au rythme musical. On serait alors tenté de penser que le réalisateur de vidéo-clip n'a pour son compositeur éventuellement aussi peu de considération que Igor Stravinsky en avait pour les cinéastes utilisant des compositions, qu'il le traite avec le même dédain :

"Le film ne saurait s'en passer (de musique) pas plus que moi-même je ne saurais me passer de tapisser de papier-peint les parties nues du mur de mon studio. Mais ne me demandez pas de considérer mon papier-peint comme une peinture ou de lui appliquer les canons de l'esthétique."[8]

   

            Or c'est la que réside une différence majeure, le réalisateur de vidéo-clip ne se sent que rarement frustré de la subordination de son film à une chanson. Car c'est uniquement grâce à elle que la mise en images existe. C'est cette musique en particulier qui justifie la conception du clip, c'est précisément par son inspiration que le réalisateur peut créer, se permettre d'extrapoler et d'interpréter; là où le compositeur de musique de cinéma doit coller au plus juste à l'image qu'il illustre afin d'aller à tout pris dans le même sens que ce qu'à voulu le metteur en scène en tournant la séquence. En ce sens le réalisateur de vidéo-clip joui d'une liberté de création personnelle bien plus grande que le compositeur de musique de film. Si la musique de film doit le plus souvent ne pas se faire remarquer pour être à sa place, le propre du visuel d'un vidéo-clip est d'exister au maximum, quitte à le faire par lui-même au dépend de la musique, quitte même à la dépasser : Laurent Boutonnat par exemple sous-mixait fréquemment la musique dans ses clips (Tristana – 1987), ou la noyait sous les bruitages (les refrains de Désenchantée – 1991), faisant le pari que leur visuel serait plus vendeur. C'est précisément l'aspect promotionnel du vidéo-clip qui permettra à son réalisateur de dépasser le simple support musical. Support dont finalement il ne fait que se servir pour faire connaître le clip par d'autres couleurs[9], d'autres symboles, d'autres atmosphères même que ceux de la musique et du texte qu'elle contient. Le clip est dans ce cas là lui-même l'objet de la promotion, conjointement à la chanson.

 

Au cinéma, le musicien est sollicité, sa production est utilisée. Sans prendre en compte l'avis du compositeur, le morceau est joué, placé à un certain endroit et parfois retouché pour mettre en valeur les images défilant sur l'écran. S'il est totalement libre lorsqu'il crée un opéra ou un ballet, le compositeur est au cinéma soumis à des images déjà tournées, et parfois déjà montées sur lesquelles il ne peut rien modifier. La seule alternative à cela  est donc le cinéma musical, où le compositeur entre en collaboration plus étroite avec le metteur en scène. En ce sens le genre le plus proche du vidéo-clip est sans nul doute le Musical américain, film chanté et dansé, transposition des comédies musicales alors florissantes, et film musical par excellence, dès Broadway (Paul Féjos – 1929). C'est ici où la musique tient la place centrale du film dans le sens où tout sur l'écran renvoie à la bande-son, du play-back aux rythmiques de la chorégraphie, en passant par la cohérence des paroles par rapport au récit du film.

 

Tout comme pour le film musical, dans le vidéo-clip on ne saurait imaginer une autre piste sonore que celle choisie par son auteur. A l'image des plans de cinéma pour un compositeur, c'est donc la musique et sa durée qui sera irrévocable. Il n'en sera à priori pas possible d'en changer ni le timbre, ni la durée, ni aucune de ses composantes. On note toutefois au début des années 90 la fréquente apparitions de bruitages mixés à la musique se rapportant au récit du vidéo-clip. On peut opérer une quasi-inversion de questionnement entre les intentions réciproques du réalisateur et du compositeur selon que l'on parle du cinéma ou du clip. Là où l'un doit s'inspirer de l'univers de l'autre, où l'un doit accompagner l'autre plutôt que s'en démarquer, tout cela s'inverse lors du passage à l'autre forme. Ce qui a pour conséquence un questionnement sur l'outil le plus important dans chacune des formes, et en ce qui nous concerne sur le vidéo-clip, à savoir non pas lequel est au service de l'autre, mais lequel justifie l'expansion de cette forme depuis deux décennies: l'image ou le son ?

 

Objet de promotion, parfois unique fil conducteur du film, la chanson tient la place centrale dans la forme filmique qu’est le vidéo-clip. La musique n’y est plus un accompagnement de l'image comme au cinéma mais la régie. Car c'est finalement grâce à la chanson qu'on illustre que le vidéo-clip est ce qu'il est. On conçoit certes de moins en moins une musique qui ne serait pas accompagnée d'une image; mais qui aurait pu prédire que le cinéma[10] adapterait son tournage, sa grammaire, sa structure à ceux d'une chanson et d'une seule[11] faisant naître, par la grâce d'une transposition visuelle, une nouvelle forme filmique. Et à l'image d'Henri Colpi qui se demandant : "un art millénaire peut-il se soumettre à un art cinquantenaire, le lyrisme de la musique peut-il s'accommoder du réalisme de l'écran ?"[12]. On est tenté de répondre que pour le clip la musique commerciale moderne s'enrichit enfin d'un support visuel et ne le supporte plus. C'est principalement ici que réside l'importance du genre musical bien spécifique qui s'intéresse au médium qu'est le vidéo-clip. Seule la chanson de variété[13] trouve dans le vidéo-clip une élévation, là où elle n'aurait pu voir qu'un accompagnement fidèle et sage, à l'instar de la musique de film. En ce sens le vidéo-clip se rapproche moins de la musique filmée que de la chanson filmée, en référence aux comédies musicales hollywoodiennes. La musique classique contemporaine, elle, ne s'y est pas intéressée, pas plus que les mouvements plus underground, et encore moins la musique expérimentale. Seuls les artistes vendant des extraits d'albums[14] sont intéressés par le vidéo-clip qui, au-delà de promouvoir l'extrait en question vendu dans le commerce, assure en quelque sorte l'image publique de son interprète et assure la promotion de l'album complet lui aussi en vente au moment de la diffusion. Si on admet que la variété commerciale dont nous venons de parler fait partie du tout que nous nommons la musique (aussi bien lorsqu'elle accompagne un film que lorsqu'elle est jouée en radio ou en concert), tout ceci fait qu'une grande partie des vidéo-clips actuels font exception dans les rapports qu'entretenaient musique et image jusqu'ici. Le réalisateur créé davantage dans l'optique cinématographique que musicale, et les critères qui feront que l'image coïncide artistiquement avec la musique seront les seules preuves de subordination de l'un par rapport à l'autre, le rythme musical devenant ici de même fonction que le rythme visuel. La musique d'un film doit être fonctionnelle, mais dans le vidéo-clip l'image revêt plus qu'une simple fonction pour la musique, sa dépendance par rapport à la musique est moindre.

 

Laurent Boutonnat est réalisateur-compositeur[15], autant pour ses clips que pour ses deux longs-métrages de cinéma. Il a composé vingt trois musiques sur les vingt cinq clips qu'il a tourné. Rares sont ceux qui ont maîtrisé avec succès les deux commandes créatives pour une même production, notons Feher, Grémillon et bien sûr Chaplin. Même s'il n'a jamais communiqué sur la façon de composer les mélodies sur lesquelles il tournerait, on peut toutefois déduire que les compositions ne tenaient pas compte des images qui viendraient plus tard se greffer dessus compte tenu du fait que le choix de la sortie en single duquel on "tirerait" un clip de telle ou telle chanson ne dépendait pas de lui mais du label de l'interprète pour lequel il composait.

 

Le cas Pourvu Qu’elles soient Douces

            De toute la clipographie de Laurent Boutonnat, Pourvu qu’elles soient douces (1988) est le clip qui rassemble le plus de caractéristiques renvoyant à ce qu’on admet appartenir au long-métrage de cinéma, ce film étant particulièrement représentatif du soin cinématographique apporté par le réalisateur à tous ses clips. Le signe particulier de P.Q.S.D[16] est d’être le seul à avoir une première partie, indépendante de l’autre clip. Deux ans auparavant, la sortie de Libertine (1986) avait eu un large retentissement médiatique notamment grâce à son exploitation en salles de cinéma, pourtant brève. Fort de cette exposition inespérée, Laurent Boutonnat décide lors de l’écriture de l’album suivant d’écrire une chanson permettant d’en tirer un clip du même ton. Pourvu qu’elles soient douces, aussi nommé Libertine II à l’écran durant le générique, commence à l’instant même où se termine son préquelle (premier opus d’une série de films tourné antérieurement à sa suite), c’est à dire à l’aube d’une journée d’août 1757[17] dans la campagne française. Libertine, l’héroïne laissée morte fusillée à la dernière image est découverte gisant dans l’herbe par le petit tambour d’un bataillon anglais, âgé d’une dizaine d’années. Récupérée et soignée par le campement britannique, elle s’énamourera de son capitaine avant qu’une troupe française ne passe à l’attaque. Bataille déclenchée grâce aux renseignements des "ribaudes-espionnes" françaises venues divertir les soldats anglais pendant la nuit.

 

Se déroulant à la même époque, les deux clips appartiennent pourtant à des genres différents. Là où Libertine appartenait pleinement au film en costumes, plutôt référencé à Barry Lyndon (Stanley Kubrick - 1975), P.Q.S.D paraît revendiquer une franche appartenance au film de guerre. Alors que la première partie montre les tactiques anglaise et la trahison française des bataillons, toute la seconde moitié du clip retrace le déroulement d’une bataille entre les deux camps. A l’intérieur de cette partie, un montage parallèle montre un duel à mains nues entre le personnage de Libertine et celui de la rivale conjointement au combat militaire. L’intrigue en elle-même renvoie davantage à celle d’une fiction cinématographique qu’à celle d’un vidéo-clip. Loin sont les play-backs et les saynètes au fil conducteur ténu. Ici il est ouvertement question de thèmes souvent exploités au cinéma : entre autres la trahison, l’affrontement guerrier, la passion destructrice. P.Q.S.D se voulant avant tout comme une suite parfaitement cohérente faisant partie d’une oeuvre à l’homogénéité implacable, nombre de caractéristiques de Libertine y sont reprises. Outre le même style de réalisation et de mise en scène, facilement identifiables à l’ensemble des clips de Boutonnat, la même place est faite à l’affrontement entre l’héroïne et sa rivale, qu’on retrouve l’une comme l’autre dans les deux opus. On retrouve également une séquence "érotisante" dans chacun des deux épisodes, mettant en scène l’héroïne sur une musique additionnelle particulière, qui ne reprend pas le thème de la chanson-titre mais est plutôt adaptée à la tonalité de la séquence. Ces éléments récurrents d’un film à l’autre (l’amour mêlé à la mort, à la violence) approchent les deux clips pour en faire deux épisodes indissociables l’un de l’autre, et offrent au tout formé une innovation dans une forme qui n’avait encore jamais eu recours en 1988 à la suite. Au delà même des genres inhérents à ces films, Laurent Boutonnat peuple ses deux clips des mêmes éléments graphiques et narratifs, comme des scènes de duel récurrentes une même mise en scène des introductions respectives[18]. Les deux diégèses l’une comme l’autre envoient sans cesse le spectateur d’un opus à l’autre et lui donnant l’impression d’une espèce de "saga" qu’une diffusion télévisée aurait scindée en plusieurs parties. A cela s’ajoute l’emploi des mêmes personnages principaux d’un clip à l’autre. On retrouve en 1988 la même rivale[19] de Libertine que deux ans plus tôt, à la différence près que celle qui était présentée comme une prostituée dans le premier épisode n’est pas la même que dans le deuxième : le personnage principal a gagné en vertu lors du passage au second volet de ses aventures ! Outre le risque d’enfermer la chanteuse à l’écran dans un rôle peu flatteur, le changement de fonction de son personnage peut en partie s’expliquer par l’évolution que lui fait subir le scénario. Libertine qui disparaît à l’issue de l’affrontement avec la rivale réapparaît à la fin de P.Q.S.D comme une personnification de la mort, rendant difficile le double emploi avec son ancien personnage de prostituée. La rareté de cette incarnation à l’écran d’un personnage si éloigné de son interprète explique l’exception que constitue le clip de P.Q.S.D à ce niveau.

 

Les video-clips que nous appelons ici "à suite" trouvent leur continuation dans la pérennisation d’une imagerie, de costumes ou de décors, mais rarement dans la reprise d’un personnage fictionnel particulier. Les deux vidéoclips successifs illustrant deux chansons de la chanteuse Hélène Séguara en 1999 (Il y a trop de gens qui t’aiment ; Au nom d’une femme) sont représentatifs d’une suite donnée à deux clips, caractérisés par l’emploi de mêmes éléments graphiques, et d’un même ton romantique relatif à l’interprète de la chanson[20]. L’exemple de vidéoclip ayant été manifestement le plus grand nombre de fois décliné en suites est One more time, premier extrait de l’album de musique électronique française Discovery (Daft Punk - 2001). Chacune des chansons exploitées indépendamment dans le commerce est illustrée par un court film d’animation inspiré de dessins animés japonais du milieu des années 80. Quatre chansons ont ainsi été "clipées", mais chacune des parties ne se suffit pas à elle-même. Débutant et terminant chaque vidéoclip sans aucune transition ni résumé, la suite de l’intrigue du clip précédent prend place, nécessitant pour une bonne compréhension la présence en mémoire des épisodes antérieurs. L’histoire de cette suite de clips, qui est celle d’une conquête spatiale ne peut être lue que dans une vision d’ensemble chronologique des quatre vidéo-clips,  One more time, Aerodynamic, Digital Love, et le titre Harder, better, faster, stronger qui utilisent, comme P.Q.S.D, les mêmes personnages dont on peut suivre l’évolution tout au long de la série. Aux quatre extraits seront ajoutés une suite reprenant les autres morceaux de l’album Discovery et le prolongement des aventures des personnages pour donner au final le long-métrage Interstella 5555 (Leiji Matsumoto, Daft Punk – 2003). On précisera que l’aspect technologique quasiment sans paroles de cette musique entretient un lien purement formel avec l’image qui l’illustre. A aucun moment il n’est question d’établir de relation de sens entre l’image et la chanson qu’elle illustre. Comme pour One more time, l’emploi pourtant rare des suites pour les vidéoclips intervient habituellement pour des chansons figurant sur un même album, le but étant de véhiculer par une même imagerie et une même esthétique, les visuels des clips extraits d’un album où les chansons sont sensées former un tout homogène.

 

Le cinéma que veut faire Laurent Boutonnat ne peut s’accommoder d’un simple budget de clip[21]. Grâce à la co-production de Jean-François Casamayou et sa société CasaFilms, il finance P.Q.S.D qui coûtera au total 300 000 Euros. La somme des moyens mis en œuvre pour le tournage reste exceptionnelle pour un clip français de 1988. Entièrement tourné en extérieur dans la forêt de Rambouillet, le clip aura nécessité neuf jours de tournage, six cents figurants costumés, la participation de l’armée française et de nombreux effets pyrotechniques. Boutonnat réalise son clip comme d’autres construisent un film de cinéma : en employant un co-scénariste[22], en story-boardant certaines séquences et en passant du temps en repérages et autres castings. Destiné à être "multi-diffusé" à la télévision, à être projeté dans les salles de cinéma en avant-programme et à être vendu plus tard sur support vidéo dans le commerce, P.Q.S.D doit supporter sans problème la vision répétée, et même la susciter. C’est pourquoi Boutonnat peuple son clip d’un second degré de lecture, et d’une thématique qui n’est pas clairement affichée. Le contenu sexuel du film n’est pas intégralement montré à l’écran alors que des dizaines de sous-entendus dans la narration, dans les dialogues, et dans l’action véhiculent discrètement cette idée. Evoquée à demi-mots dans les paroles de la chanson Pourvu qu’elles soient douces comprise dans le clip, la thématique ayant trait à certaines pratiques sexuelles oblige le spectateur à écouter les dialogues en les interprétant, à chercher des éléments dans l’image pouvant discourir sur le sujet. P.Q.S.D, comme d’autres clips de Boutonnat peuvent se lire sur un plan référentiel renvoyant à l’Histoire du cinéma. Cet emploi ludique tisse des liens entre les deux formes que sont le long-métrage et le clip, et pousse à déterminer le deuxième comme un commentaire du premier. Alors que nombre de vidéo-clips ne se construisent que sur la citation avouée d’un ou plusieurs films connus du plus grand nombre, formant ainsi une sorte de "cinéma musical post-moderne", les clips de Laurent Boutonnat recyclent ces éléments de films de répertoire pour les intégrer dans une perspective nouvelle d’auteur, et les enrichir parfois d’un emploi différent. Par exemple la bataille finale de P.Q.S.D opposant français et anglais rappelle celle de Barry Lyndon précédemment citée. L’emploi de cette séquence n’est pas la même dans P.Q.S.D et trouve ici sa justification avec son alternance au combat entre Libertine et la rivale bien plus important pour l’intrigue, qui symbolisent chacune dans le clip un certain type de relation d’amour ou de trahison avec leur armée respective[23].

 

Outre les attributs relatifs au long-métrage cités dans un chapitre précédent, comme la présence de génériques ou celle de supports et de formats conçus pour la projection en salles, certains clips de Laurent Boutonnat mêlent dialogues et musiques additionnelles à la chanson qui couvre habituellement tout le champ sonore. P.Q.S.D est en ce domaine le clip-type de Laurent Boutonnat car les dialogues, la chanson, les bruitages et les musiques additionnelles se succèdent, s’entrecroisent et se superposent. Après une courte séquence dialoguée et une introduction du narrateur en voix off, une version remixée de la chanson commence simultanément au générique du clip. Cette nouvelle version de la chanson est parfois recouverte de bruitages mais jamais de dialogues, pour n’être interrompue totalement qu’une fois : lorsque Libertine rejoint le capitaine sous sa tente. Ici la chanson est identifiée au clip, elle apparaît conjointement à l’apparition de son titre sur l’écran[24] vers le début du film.


 

Composition du champ sonore du pré-générique

Laurent Boutonnat, sans doute pour ne pas perdre les admirateurs de la chanson, revendique par cette habitude l’appartenance à la forme du clip et son jumelage à la chanson, malgré le fait qu’il veuille s’en démarquer au maximum par la suite. 

in : dans le champ
off : hors champ
over : extradiégétique
Image
Dialogues
Bruitages
Musique
(extradiégétique)
Plan fixe de la nature Grenouille in
Travelling sur les cadavres Discussion entre le petit tambour et le soldat off Pas in Musique additionnelle au violon n°1
Les personnages touchent le "cadavre" qui se réveille Stupeur des personnages in Effet sonore synthétique over Arrêt brutal de la musique
Avancée de la troupe anglaise ayant récupéré Libertine Exposé avec la voix du narrateur over Chevaux, chuchotements… in Musique additionnelle au violon n°1 (suite)
M. Swift prévient le capitaine que Libertine vivra Discussion entre le capitaine et M. Swift in Idem off Musique additionnelle au violon n°1 (suite et fin)
Montage du campement anglais (+ générique) Commandements en anglais off bruits d’eau, de charrettes, de pas in Version remixée de la chanson
Le capitaine entre dans la tente de Libertine Version originale de la chanson

La place de la chanson est entière sur la bande-son jusqu’à ce que la dramaturgie devienne suffisamment importante pour que le spectateur puisse faire abstraction de la musique qu’il s’attendait jusque là à entendre. C’est à ce moment où le film dans son sens cinématographique prend le pas sur le clip promotionnel : ses objets principaux ne sont plus la chanson et son interprète, mais l’histoire et l’ensemble des personnages suivis sur l’écran. C’est pourquoi pendant les dix dernières minutes du clip de P.Q.S.D, la chanson pourtant sensée être jouée ne l’est plus du tout. Elle laisse la place à une nouvelle composition accompagnant, comme une musique de film le ferait, la bataille des deux troupes. Dépassant les missions du clip, Boutonnat influe sur le spectateur notamment par l’emploi des différentes bandes sonores, et l’emmène progressivement de la mise en images d’une chanson à un film de fiction assez indépendant pour se passer de cette chanson.

 

            P.Q.S.D rejoint, par les caractéristiques dont nous venons de parler, la conception de plusieurs clips du même réalisateur, dont Désenchantée (1991). Des moyens comparables au clip de 1988 ont été mis en œuvre afin d’identifier davantage le budget du film à celui d’une production cinématographique qu’à celui d’un clip. Quatre jours de tournage en Hongrie avec une centaine de figurants hongrois ont été nécessaires, et le même soin a été apporté au traitement scénaristique incluant des sujets sous-tendus, ainsi qu’aux caractéristiques cinématographiques apportées comme les génériques et le format de rapport 2.35. D’un point de vue sonore, Désenchantée reproduit le schéma de Pourvu qu’elles soient douces à la différence près que l’usage de la version remixée de la chanson est plus présente dans ce clip, notamment lorsque les prisonniers jusqu’ici enfermés se révoltent et mettent à sac leur bagne. Largement recouverte de bruitages, la présence de la chanson dans cette séquence est pourtant toujours justifiée par l’apport d’un tempo qui rythme les plans d’agitements et de coups, alors qu’une autre musique écrite pour l’occasion ne l’aura pas mieux illustrée. De plus, c’est lors de cette scène que les paroles de la chanson Désenchantée prennent tout leur sens[25], ce qui n’était pas le cas pour la séquence de bataille guerrière qui aurait illustré des paroles au contenu "érotisant". En 1991, date de Désenchantée, le dispositif mis au point dès 1985 par Boutonnat ne nécessite plus de caractéristiques comme entre autres l’appartenance à un genre cinématographique bien défini. Les clips de Boutonnat n’ont plus besoin pour être respectés d’être injectés de références cinématographiques ou d’être pérennisés par des suites. Ils peuvent être désormais vus comme les films d’un auteur qui trouvent leur justification dans l’entièreté d’une œuvre à laquelle seule ils doivent être rapportés.

Jodel Saint-Marc, le 13 septembre 2003.


[1] in « Bonsoir le muet, Bonjour les clips », La Toile trouée, Cahiers Du Cinéma, Essais, pp. 127-133, 1996, Paris.
[2] Opus cit.
[3] Pour la chansons Plus Bleu en duo avec Charles Aznavour, réenregistrée en 1999.
[4] Mais simultanément à la sortie du film, s’en servant alors comme « affiche promotionnelle ».
[5] Celles-ci regroupent la chanson en question puis la version intégrale des musiques additionnelles présentes dans le clip.
[6] Voire imposé par la société de production, comme fréquemment à Hollywood.
[7] Excepté ce qui touche au caractère promotionnel du vidéo-clip et ce qui se rapporte à sa structure, la place du son est aussi valable ici pour le film musical.
[8] L'Ecran Français, 18 novembre 1947.
[9] En référence aux couleurs musicales d'une chanson.
[10] Comprendre : les cinéastes.
[11] Contrairement au film musical qui, pas si éloigné que ça du rapport son/image des vidéo-clips, reste aujourd'hui d'une marginalité et d'une rareté incomparable ici à la popularité de la forme du vidéo-clip.
[12] Défense et illustration de la musique dans le film, Société d'édition, de recherche et de documentation cinématographique, Collection Panoramique, Lyon, 1963, 455 p.
[13] Et les genres assimilés qui se vendent en grand nombre.
[14] Appelés singles, anciennement 45 tours.
[15] Compositeur-réalisateur devrait-on dire pour son œuvre de clips.
[16] Pourvu qu’elles soient douces.
[17] Repère temporel prononcé par la voix off du petit tambour adulte au début du deuxième opus.
[18] Chacun des deux clips commence par exemple sur un travelling latéral sur des pieds qui marchent dans l’herbe.
[19] Interprétée à l’écran par Sophie Tellier.
[20] Une plage déserte avec les ruines d’un fort sur lequel erre la chanteuse interprétant sa chanson.
[21] Budget moyen qu’on estime à la fin des années 80 à l’équivalent d’environ 15 000 Euros.
[22] Gilles Laurent, par ailleurs co-scénariste avec Boutonnat de Sans Logique, En concert et Giorgino.
[23] En admettant qu’on associe Libertine à l’armée anglaise qui l'a accueillie.
[24] Titre bien entendu identique à celui du clip, auquel est ajouté entre parenthèses : Libertine II.
[25] « Tout est chaos à côté. Tous mes idéaux : des mots abîmés. » Désenchantée, paroles : Mylène Farmer.

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