Le tournage de Je
t'aime mélancolie se situe avant les repérages définitifs du
long-métrage Giorgino dont les prises de vue débuteront un an plus tard,
pendant la promotion de Que Mon Cœur Lâche. Comme pour
laisser la voie libre à l'ambition, pour ne pas dire la mégalomanie de Giorgino,
Boutonnat semble avoir mis un frein sur les moyens qu'il mettait en oeuvre
jusqu'à présent. Le tournage du clip se résume à quatre jours et la mise en
scène fut en grande partie improvisée. La structure narrative de Je t'aime
mélancolie se calque sur un dispositif très répandu dans la forme du clip
: Il se compose de deux scènes montées alternativement ; l'une abritant le
récit d'un combat, l'autre représentant une chorégraphie
non-diégétisée.
Au sein de celle-ci, la chanteuse interprète certaines parties de la chanson en
question. L'avantage de cette structure est à la fois de mettre l'artiste en
avant, de justifier tous les avantages scéniques qui lui sont attribués
(éclairages, maquillages parfois outranciers, accessoires et danseurs) sans que
cela nuise pour autant au récit éventuel, puis de se rapprocher du cinéma de
fiction en y intégrant une histoire, ou même un fil conducteur ténu qui
implique une intrigue auquel le spectateur pourra se rattacher, voire
s'identifier. La visibilité de l'artiste interprète dans les séquences
narratives n'est pas primordiale dans le sens où les autres scènes consacrées
à sa seule personne la lui assurent. Ce dispositif lui seul ne permettant pas
à Laurent Boutonnat de se distinguer des autres productions de vidéo-clips
comme il l'avait fait jusqu'à présent, le montage alterné se voit encadré de
d'une saynète d'introduction puis de conclusion injectant la dose "boutonnienne"
nécessaire de mystère et de pessimisme.
Avant que les deux combattants ne
montent sur la scène et que commence le combat, une minute introductive au clip
est consacrée aux vestiaires où, plongés dans la pénombre, les deux
adversaires s'échauffant s'adressent des regards noirs sur le fond sonore d'un
public qui s'impatiente (ô métaphore d'un spectateur qui attend que le
spectacle promis commence enfin) . Le coup d'envoi du combat, comme l'arrivée
de la musique se
font par le plan d'un coup de poing sur une flamme de bougie ;
l'écran devenu sombre se rallume sur un ring géant sur lequel montent les
combattant. La fin du clip, elle, voit non seulement la victoire prévisible de
l'artiste-interprète sur l'homme, mais Boutonnat ne peut conclure sur une
victoire sans la nuancer. Il prolonge la scène au delà de la fin de la chanson
avec un plan ralenti, alors qu'un clip "traditionnel"se serait
probablement arrêté au triomphe de l'artiste. Après que l'homme vaincu ai
sombré dans les abysses qui entouraient le ring, la femme vainqueur, dont on
voit le poing
éteindre à nouveau la flamme de la bougie, tourne quelques
secondes sur elle-même tête baissée, se laisse tomber à terre et sombre
elle-même dans les ténèbres d'un lent fondu au noir. Avant de disparaître,
elle basculera exténuée sa tête en arrière, adoptant curieusement le
comportement d'une perdante. Les nouvelles caractéristiques des clips de
Laurent Boutonnat présentes dans Je t'aim
e mélancolie n'auront pas
éclipsé l'aspect mi-bourreau - mi-victime sans cesse récurrent de ses
personnages principaux. Sur une longue nappe grave et un lointain hurlement de
loup, on ne peut que se rendre compte du seul objectif du clip : montrer que la
victoire est vaine et qu'elle mène tôt ou tard aux même désespoirs que la
victoire. A cela vient s'ajouter une vision d'ensemble qui va dans le même
sens. Chacun des derniers clips de Lauren
t Boutonnat se termine sur cette
certaine idée du néant, résultant successivement soit d'une victoire soit
d'un échec ; que ce soit la victoire libératrice des prisonniers de Désenchantée,
la fin du désespoir amoureux de Regrets ou la vengeance réussie de Beyond
my control. En ce sens le ton du plan final de Je t'aime mélancolie rend
lisible l'unité de sens qui ressort des quatre clips de Boutonnat réalisés à
cette époque.
En somme, le problème que pose Je
t'aime mélancolie est sur plusieurs plans un problème de limites : En se
séparant des attributs que lui-même avait créé, comment Laurent Boutonnat
peut-il continuer de se faire remarquer pour continuer de créer l'évènement, la
longueur en moins. Même s'il étend son clip de quelques secondes à ses
extrémités, le réalisateur sait probablement que la nouvelle génération de
clips courts et remplis d'effets spéciaux numériques ne permettent plus les
longueurs qu'il s'autorisait auparavant, et tout ce qu'elles impliquaient ou
permettaient. Afin de masquer cette carence, Boutonnat joue précisément sur le
changement quasi radical au lieu d'adapter, de raccourcir, et de modifier par
touches parcimonieuses ce qu'il savait faire et qu'il appliquait sans cesse
depuis sept ans. Le réalisateur se décide à se battre avec les mêmes armes
que ses confrères, au lieu d'en chercher de nouvelles. Puisque c'est finalement
bien de promotion dont il s'agit ici, c'est précisément le format-chanson ,
avec une histoire simple (pour ne pas dire simpliste), une imagerie plus
légère, des costumes et maquillages plus actuels, et sans génériques, sans
suite ou préquelle, que les clips postérieurs à Désenchantée ont pu
compter sur une exposition plus large dès leur sortie. Jusqu'à Je t'aime
mélancolie, Boutonnat disait en effet prendre le soin de ne pas laisser au
spectateur d'indices permettant de dater l'histoire , sans doute pour que ses
films puissent supporter d'être revus quelques années plus tard sans qu'on les
identifie à l'époque de leur sortie. Dans Je t'aime mélancolie il n'a
plus peur des
tenues de son époque, faisant même appel à Jean-Paul Gaultier
pour la guêpière des plans de chorégraphie, prenant le risque de démoder son
clip relativement rapidement. Tandis que le réalisateur misait depuis longtemps
sur l'effet événementiel en faisant projeter ses clips jusqu'à lors dans de
prestigieuses salles de cinéma parisiennes, la concision nouvelle qu'il venait
de s'appliquer pour Je t'aime mélancolie lui a permis par
deux fois de
diffuser ses clips dans des émissions télévisées de prime time (première
partie de soirée). C'est ainsi
que le public qu'ont pu avoir les sorties de Libertine ou Plus Grandir
en salle fut bien moins supérieur aux millions de spectateurs à qui
l'animateur Michel Drucker offrit en avant-première le clip de Regrets
dans son émission Stars 90 en septembre 1991, et Patrick Sabatier Je
t'aime mélancolie en décembre 1991 dans Avis de Recherche. Ces
émissions de TF1, première chaîne française, qui ne passaient que très
occasionnellement des extraits de clips ont réservé à Boutonnat leurs seules
diffusions en intégralité. La diffusion officielle du clip ne commençait sur les autres chaînes que le lendemain de la première. En
bénéficiant ainsi d'une visibilité sans précédant, ces deux diffusions
eurent comme effet une entrée des chansons directement dans les cinq meilleures
ventes françaises dès la première semaine de leur sortie. Le disque était
disponible dans le
commerce la semaine même de la première diffusion du clip à la télévision.
Mais le naturel chassé revenant si vite au galop, la diffusion annoncée du
clip subséquent à Je t'aime mélancolie fut annulée. Beyond my control (avril
1992) devait en effet lui aussi passer dans l'émission Stars 90 avant
que successivement le C.S.A , la critique télévisuelle, puis l'animateur
Michel Drucker et sa programmatrice Françoise Coquet
n'eurent vu la cassette en
refusant sa diffusion. Le clip fut censuré sur recommandation
du
C.S.A. Les
chaînes hertziennes l'interdirent entièrement tandis que la chaîne câblée
musicale MCM le passa régulièrement après minuit. Le C.S.A. dénonçant
"un cocktail de sexe et de sang à la puissance mille" , la
diffusion du clip à n'importe quelle heure de la journée fut pourtant
effective un an plus tard, sans qu'aucune note ne vint modifier celle qui fut
rédigée lors de la sortie.
Nous disions donc que Je t'aime
mélancolie révélait un problème de limites. Il semblerait que c'est de
ce tâtonnement que Laurent Boutonnat ai voulu parler : L'auteur qui cherche les
nouvelles limites auxquelles se raccrocher, les deux combattants ne sachant pas
jusqu'où il peuvent aller. C'est à cause de ce combat contre la routine que
Boutonnat "enfile les gants" pour ce clip, qu'il met en scène un
combat qui ne peut que
dégénérer. Sans cesse les deux protagonistes jouent
avec les règles, et comme une parabole sur la manière de travailler du
cinéaste, ils sortent tous deux des limites auxquelles les règles les
cantonnaient. C'est par exemple une première fois le cas lors des "coups
bas" portés par l'un ou par l'autre, coups sanctionnés par un arbitre qui
finira lui aussi au tapis. Toute autorité désormais absente, les règles
disparaissent également ; et c'est alors que les gants de boxe sont mis de
côté, que les arts martiaux prennent place avant que le duel ne se transforme
en vengeance personnelle et que l'homme soit envoyé par-dessus les filets :
hors limites. Ce jeu auquel se livre Laurent Boutonnat réside avant tout dans
la structure qu'il a donnée à son clip, si différente du reste de sa
production. La cohérence qui caractérise si bien l'ensemble de son œuvre ne
se retrouve pas du tout dans le contenu intrinsèque de Je t'aime
mélancolie. Les scènes de combat se déroulent sur le même ring où est
exécutée la chorégraphie, et montage
alterné oblige, on a successivement
droit à l'interprète qui souffre en se battant, avant de la voir sourire
danser et chanter sans qu'aucune des deux scènes ne soit située
chronologiquement l'une par rapport à l'autre. On a bien à faire ici à un
montage post-moderne de vidéo-clip, laissant la part belle à la sensation
brute, sans discours ou recherche
de sens. De plus le public que l'on entend
bruisser depuis les vestiaires lors de l'introduction du clip ne se trouve pas
dans l'espace entourant le ring. Espace plongé dans l'obscurité, on ne
remarque qu'une grande toile de fond nuageuse qui sert d'arrière plan. Omission
d'une assistance inutile à l'action et qui confirme que Boutonnat se situe pour
ce clip là dans le seul domaine de la sensation. Les correspondances entre les
deux scènes principales (le combat et les ballets) sont
nombreuses et
injustifiables diégétiquement. Si la tenue vestimentaire de l'interprète
n'est pas la même d'une scène à l'autre, laissant penser que les personnages
respectifs aux deux scènes se situent dans deux diégèses différentes, les
accessoires eux ne suivent pas cette règle. Lorsque le combat dégénère suite
à l'éjection de l'arbitre, les danseuses se trouvent affublées elles aussi de
gants de boxe, accélérant la chorégraphie.
L'univers représenté dans cette
scène relève donc bien du domaine de la boxe, ring et gants à l'appui, mais
le combat n'est pas figuré. Les plans de danse, où l'ont voit parfois la
chanteuse sourire alors qu'elle se prend des coups dans les plans adjacents, se
veulent finalement comme un commentaire facétieux et dédramatisant des plans
de combats qu'ils entrecoupent. On note dans ce sens que les gants
disparaîtront comme par magie entre deux plans , conjointement aux même gants
dans les autres plans, dont les boxeurs se débarrasseront à l'image.
Peut-être orientés par les paroles de la
chanson, certains critiques ont lu le clip comme une métaphore d'un combat de
l'interprète contre eux. Dans cette optique, les images peuvent être vues
comme l'adaptation de certaines phrases de la chanson dont elles s'inspirent : "
Une sauvage née vaut bien d'être estimée, elle fait souvent la nique aux
"trop bien cultivés […] Pour plaire a
ux jaloux il faut être
ignorée." Ce rapport avec la réalité du métier que subissent Laurent
Boutonnat et sa muse au quotidien, le réalisateur ira jusqu'à le figurer dans
son casting : il fera appel à un vrai boxeur poids-léger yougoslave et à un
arbitre français professionnel : Gérard Boutonet. Au delà de cette simple
figuration d'un vécu connu de lui seul, Je t'aime mélancolie soulève
pourtant plusieurs thèmes sans en exploiter vraiment aucun. Là où Plus
Grandir parle ouvertement de déchéance physique, Libertine de
libération sexuelle ou A Quoi je sers du suicide, ce clip lui pourrait évoquer
plusieurs sujets. On pense avant
tout au duel homme-femme, thématique déjà
utilisée dans les "épisodes" de Libertine, ou dans Sans
Logique, mis en avant ici par le dispositif du ring où la parité est
rarement respectée ! La tenue de Mylène Farmer pour les plans de chorégraphie
(une guêpière en cuir ornée de clous soutenant des porte-jarretelles noirs)
laissent penser à un arrière plan sado-masochiste, appuyé par l'isolement de
l'homme et de la femme sur un espace scénique (le ring). Soumis au regard d'un
public, ils seraient venus sur ce ring pour se faire mal physiquement avec
le
consentement de l'autre. Seulement ces pistes ne mènent guère très loin par
rapport au texte de la chanson, même extrapolé ; la seule suivie à l'époque
fut celle de l'hyperbole sur la critique. Cette dernière a pour elle le mérite
de la cohérence. Le match de boxe figurant une prestation artistique, le public
que l'on entend mais qui reste invisible serait ce "goût du spectateur qui
ne compterait pas" pour les critiques. L'homme sur le ring, symbolisant la
critique au sens large, perd le match ; et la phrase-titre r
eprise comme un
leitmotiv régulièrement : " Je t'aime mélancolie ", résonnerait
comme une revendication face à ceux qui avaient reproché au 'couple'
Boutonnat-Farmer leur imagerie négative. Après le retrait symbolique de la
critique face aux coups portés par la chanteuse à la fin du clip, celle-ci se
retrouve plus seule que jamais, désormais livrée à elle-même, coupée du
regard extérieur, près de ce public plus silencieux que jamais devant lequel
elle devra tôt ou tard livrer un nouveau combat pour le distraire. Le silence
de glace qui clos le clip fait pourtant bien comprendre que la gagnante a eu ce
qu'elle a voulu ; et que libérée " des jaloux ", elle est à présent
" ignorée ". L'ennemi battu, elle n'est pourtant libérée de rien,
prisonnière de la scène et écrasée par les faisceaux de ces projecteurs qui
l'exposent peut-être davantage qu'elle ne l'aurait voulu.
Jodel Saint-Marc.