Heathcliff S.A. Pour la première fois, avant l'ouverture d'un film,
Laurent Boutonnat implique visuellement sa propre société productrice.
Pourquoi ? Sur le son de l'usine, des trains qui partent puis arrivent, sur cet
arrière fond de camp de concentration créent d'emblée une atmosphère. Le nom
lui-même d'une entreprise ajoute au caractère industriel de l'ambiance. On
entre tout simplement dans l'usine où travaille Mylène Farmer : Heathcliff. Le lieu est à priori insituable,
l'époque l'est encore moins. Mylène habillée en Gavroche s'avance aux côtés
d'une gardienne de prison très androgyne, on aurait vraiment du mal à se dire
à quel genre elle appartient si elle n'était pas vêtue d'une jupe si stricte. Étonnante
Erika Francz Jánofné, actrice hongroise au visage de zombie, à la silhouette
de croque-mitaine. On sent ici que l'équipe de Laurent Boutonnat a un certain le sens du
casting cinématographique, des physiques comme ceux de la matonne ou de la
cantinière sont proches de ceux choisis par David Lynch. Les enfants les regardent par les minces entrebaillements des fenêtres de leur
cellules. La vison réduite de
leur perception est retranscrite par
une longue focalee sur la matonne avec une très faible profondeur de champ,
ce qui rend le visage incliné en avant de Mylène complètement flou. Plan
interessant au niveau des couleurs, tout en niveaux de gris avec cette touche de
roux des cheveux de la nouvelle arrivante et la fumée sortant de la bouche de
la matonne. Tout cela laisse deviner une température glaciale. Désenchantée est un des
clips de éclairé par Jean-Pierre Sauvaire les mieux composés plastiquement. Chaque image
relève de la photographie, impeccablement étalonnée, aux couleurs
froides.
La matonne fait signe de patienter à la nouvelle venue, en attendant que
quelqu'un vienne la chercher. Les détenus arrivent têtes baissées dans
la petite cour, face à "la nouvelle". Ils sont plutôt jeunes, sont
à 90% des garçons et des
enfants d'une dizaine d'années sont
également parmi eux. Leurs vêtements sont
gris, troués et sales. Bien que cette petite foule s'approche de notre
héroïne, ils ne semblent pas venir lui souhaiter la bienvenue. Elle tente de
leur adresser un sourire timide avant qu'ils ne se saisissent de pierres et de
boules de neige. La bagnarde est alors sans ménagement l'objet d'une lapidation de
la part de ses nouveaux co-détenus. Elle fléchit sous les coups de pierres et
se retrouve vite à terre. Les coups se font plus vifs et on a peu de mal à
deviner un plaisir sadique des enfants à bizuter ainsi celle qui partagera leur
dortoir. Les gardes arrivent et font fuire les prisonniers
cruels. Un petit garçon, en passant devant la victime accroupie, lui dérobe sa
casquette au passage. Incroyable dureté de Laurent Boutonnat qui injecte du
sadisme dans chacun de ses personnages. Lorsqu'on croit que tout se calme, c'est
ici qu'il remet un coup, transformant son sadisme en acharnement , en
persécution. Le petit garçon fait quelques
mètres, puis revient sur ses pas pour
donner à la rouquine un
coup de pied qui la mettra définitivement à terre. Deux gardes la
saisiront par les bras. Musicalement cette séquence sur fond de remix techno se
clos en shunt sur fond de nappe très grave, on devine peu à peu l'introduction
au piano classique. L'histoire va vraiment commencer, la caméra opère un zoom
avant sur le fond lumineux de la cour.
Un dortoir sombre aux vitres
calfeutrées
d'où pénètre péniblement quelques rayon de lumière tendus comme des lames.
Un des gardes tient toujours la fille pour la poser sur un lit comme on
jette une sac sans valeur dont on voudrait se débarrasser. Là elle fera la
connaissance du petit garçon qui lui avait volé sa casquette. Il la fera
fumer, comme pour faire comprendre que la lapidation dont il était le meneur
était implicite à sa venue et qu'elle appartenait déjà au passé. Don't
acte. Pourtant il garde
la casquette et ne semble vouloir se faire pardonner de rien. Ici personne n'a
d'ami et il n'a pas à s'excuser d'un acte qu'il ne regrette pas. Comment le
montrer ? Par cette image du petit qui crache sur le visage de son collègue
endormi devant
lui. Certains spectateurs freudiens, persuadés du contenu sexuel
sous-jacent dans toutes les images de Laurent Boutonnat liront ces quelques
millilitres de liquide blanc sur le visage de ce jeune homme différemment... Comme
si elle avait compris qu'ici rien n'est acquis, la fille dormira avec le petit,
comme une nouvelle mère par adoption, le bras de Mylène
entourant celui du petit. C'est en se prenant d'affection pour lui qu'elle
aura un combat : le libérer, avec tous les autres.
Le lendemain, c'est le travail
qui commence dans le camp. Qu'importe l'âge, tous les détenus doivent porter
ces lourds sacs de ciment. Un vieil homme qu'on imagine incapable de travailler est
attaché à un mur du camp. On l'oblige à manger, lui qui n'a pas le droit non
plus au réfectoire. Cet homme grimaçant est fou. C'est pourquoi il est
maltraité, on en revient ici aux vieilles images du Laurent Boutonnat immature,
provoquant et gentiment "fasciste"qui, à 17 ans dans son 1er film Ballade
de la
Féconductrice faisait tuer par son héroïne toute personne physiquement ou
moralement
"différente"
: les handicapés, les vieux, les religieux, les enfants faibles, les clochards
etc... C'est par cette image de cet aliéné attaché symboliquement comme un
pendu à sa corde que Laurent Boutonnat renoue avec cette époque provocatrice. L'absence de pitié est encore visible ici avec cet enfant au
visage cagoulé qui est tenu par le col par le même maton qui avait amené
Mylène sur son lit. Le petit garçon ami de la fille chutera et c'est s
ans ménagement qu'un garde
le ramassera pour l'emmener on ne sais-où pour le battre. Il reviendra pour le
repas, toujours sous un crucifix omniprésent. Laurent Boutonnat qui n'a jamais cessé d'évoquer l'impuissance de la religion (Ballade de la
Féconductrice, Plus Grandir, Sans Logique, Giorgino)
en retrouve ici l'idée avec un symbole simple. Celui du crucifix qui, au milieu
du chaos, tombe dans la poussière.
La religion est associée d'une manière évidente ici à l'autorité,
comme si ce qui retenait prisonnier ces enfants ici était ce Christ surpuissant.
C'est le même autorité cléricale qui fera office d'autorité dans Giorgino
(1994). La cantine est sale, les jeunes détenus
font la queue pour une soupe improbable servie par une cantinière monstrueuse
et sous les yeux sévères de la matonne, omniprésente elle aussi. Les cafards courent sur
les tables au milieu des assiettes. Les enfants mutilés doivent se débrouiller
pour manger leur bouillie insipide, personne ne viendra les aider. Bref, Le
Pensionnat de Chavagnes à côté, c'est Mickey Parade.
C'est à la vue de ces images qu'il serait facile
de résumer en une seule phrase l'univers pourtant complexe de Laurent Boutonnat
: Pas de pitié. Mylène esquisse un sourire complice au petit qui, amoché, mange sa soupe tête
baissée. Elle avale une nouvelle cuillerée mais ce qu'elle va ressortir de sa
bouche va la dégoûter : le cafard qui courait quelques
minutes plus tôt sur la table. Après l'avoir recraché, son voisin, visiblement
affamé se jettera dessus pour n'en faire qu'une bouchée. Excédée elle se
lève, renverse le contenu de son assiette sur la table, puis se dirige vers la
matonne au bout de la pièce. C'est sur le chemin, en arrivant au niveau du
petit, qu'elle esquissera un nouveau sourire rapide, comme si elle
le
prévenait
d'une prochaine action subversive. On ne saura pas ce qu'elle ose dire à la
matonne mais elle la giflera en retour sans ménagement. La violence du coup
fait sursauter les autres détenus et le visage de Mylène sera à moitié
visible, les yeux terrifiés, derrière le bras droit tendu (non innocemment) de la matonne qui l'ordonne
de retourner s'asseoir.
Dans cette scène la matonne est éclairée
très mystérieusement : seuls les côtés de son visage sont illuminés alors
que ses yeux et sa bouche sont inexorablement plongés dans les ténèbres,
comme si l'autorité qu'elle représentait était anonyme et se confondait au
Christ toujours décapité chez Laurent Boutonnat (Giorgino). De plus cet éclairage
renforce le charisme de l'actrice Erika Francz Jánofné dans cette scène. Elle est toujours a demi sombre, comme si Laurent
Boutonnat avait dit à
son chef
opérateur Jean-Pierre
Sauvaire d'éteindre les lumières principales sur son
visage pour ne laisser que les lumières d'appoint (lumière naturelle qui vient
de la fenêtre à gauche, projecteur teinté à droite), sur les côtés 3/4
dos. Ceci plonge totalement le visage de l'actrice dans l'obscurité et on ne
peut que deviner la dureté de son regard d'après les rides et les expressions
sévères de ses joues. La monstr
ueuse cantinière, elle, rit du coup porté à
la bagnarde pourtant courageuse. La détenue révoltée se lève, monte sur les table.
S'en suit un crescendo dans l'énergie qui suit la musique : là où sur les
premières tables, elle laisse les lampes de plafond glisser sur elle, elle les
envoie balader à la deuxième et troisième table, comme si elle supportait de
moins en moins le décor qui l'entoure. Puis elle incite
tout simplement ses co-détenus à se révolter. Ils taperont de plus en plus
vite leur cuillères sur les tables comme pour encourager la fille courageuse
qui ose défier l'autorité présente. Mais bientôt la sauce monte très vite
et tous les prisonniers se lèvent et se mettent à
tout casser. Là où la
cantinière
restera immobile e
t désemparée devant tant de révolte, la matonne tente de
faire rasseoir tout le monde en criant. Après avoir, sans résultat, essayé de
calmer les détenus en vain, la matonne en chef se trouve assommée sous le coup de (l'éternelle) bouteille de verre donné
par Mylène. On la retrouvera plus tard, avec l'horrible cantinière devenant
littéralement folles, devant une situation non prévue et totalement incontrôlable.
(On retrouvera cet état dans le personnage d'Héloïse dans Giorgino,
qui, sur la place du village, sombre dans l'hystérie lors du rapatriement du
corps de son fils et se met à chanter une mélodie incohérente.)
Suivent des image très esthétiques de révolte et de chaos,
telles les coups de bois sur les barrières en verre, les lustres renversés,
des détenus dansant sur les tables, les assiettes encore remplies de nourriture
se cassant à terre et cette fille levant les bras au ciel à plusieurs reprises
comme si elle
dictait à une foule de concert de taper plus fort, de rentrer avec
elle dans son jeu. Bientôt les vitres se casseront, les poutres seront
arrachées et tout sera réduit à néant, on imagine que le dortoir lui même
sera détruit car c'est un lit que les révolutionnaires feront passer par la
fenêtre, permettant du même coup à Laurent Boutonnat d'obtenir une transition
entre les scènes de révolte intérieures, et celles extérieures (filmées le
lendemain).
Dehors, les images du chaos se font plus
violentes et plus extrêmes car en franchissant la barrière de la fenêtre du
dortoir, on est passé également de la dégradation matérielle à la
dégradation physique (le point de liaison des deux étant la bouteille brisée sur
le crane de la matonne, mêlant l'objet à l'humain). Dehors la destruction de
l'usine ne
suffit pas, il faut anéantir l'autorité en place, qui se fait
encore plus oppressante. Les images se font alors plus violentes, les
subversions plus extrêmes : des gardes tombent de leur vigie, des coups de
poutre de bois sont donnés à des hommes à terre. Les sacs que portaient les
prisonniers s'éventrent, et en sort du ciment qui se déverse à
terre comme de la neige poudreuse, et se répand dans l'air comme du brouillard
épais.
Le mirador mitraillé tombe à terre dans la neige fondue, ce qui aboutit un plan superbement
composé, où le garde à terre au premier plan contraste de son immobilité
avec la foule des enfants passant latéralement en arrière plan de droite à
gauche. La foule s'est rassemblée et elle arrive maintenant dans un long
couloir d'entrepôts qui mène, on l'imagine, à la sortie du camp. Sur un fond
de bâtiments en flammes, quatre gardes
armés de mitraillettes se placent
latéralement dans le champ. Le petit garçon, armé lui aussi depuis qu'il a récupéré
l'arme du mirador tombé à terre, tire sans
ménagement sur les gardes qui tomberont à terre les uns après les autres. La
fille viendra à sa hauteur pour l'empêcher d'aller trop loin. Maintenant qu'il
a trouvé une mère de substitut, le petit garçon veut peut-être simplement
tuer le père, encore symbole de l'autorité.
Toutes les chaînes se brisent et tous les prisonniers mettent le feu à
la prison dont ils étaient trop proches. Prenant la main du petit alors qu'il fusille
tous les gardes qui lui font face, Mylène emmène tout le monde loin de l'usine. Ils
se retrouvent en haut d'une colline, où ils voient ce qu'est pour eux la
liberté : une plaine immense, dont on ne voit pas le bout. Ils s'élancent dans
cette étendue enneigée sans fin. Mylène et le petit restent main dans la main
et tout le monde court à perdre haleine, heureux d'avoir retrouvé la
liberté nouvellement acquise. Après quelques minutes, ils stoppent
brutalement. Devant eux quelque chose force leur arrêt : rien. Devant eux, il
n'y a rien. Pour ces enfants qui avaient espéré un jour avoir
devant eux l'espoir, la liberté, et le moyen de tout reconstruire, le néant. Ils ont
cette absence de chose devant eux. C'est alors qu'on comprend que toute
cette histoire, cette révolte n'a pour but que d'arriver à l'image finale :
aboutissement de cette longue introduction au désenchantement.
Plusieurs gros plans d'enfants se succèdent. C'est seulement ici que l'on se rend compte
de l'importance des visages de pays de l'Est dans un film comme celui-là. Sans
être des acteurs, le jeu des enfant se suffit à lui-même par leur seule présence
devant la caméra tant leur physique est expressif et émotionnel.
Après un long moment de contemplation désabusé Mylène s'avance la première
vars l'horizon blanc des incertitudes. Elle sera suivie quelques secondes après
par le petit. Le reste du groupe, lui, suivra un autre petit garçon d'une
huitaine d'années
, mais à l'étonnant regard d'adulte. Les yeux clairs de ce garçon regardent au loin puis au sol,
pour assurer le commencement de cette longue marche. Le groupe
s'écarte alors et tous les hommes et les femmes
se séparent en marchant
lentement,
la tête baissée, vers des directions différentes. On remarque que Mylène et
le petit, eux, restent main dans la main. Cette violence et cette révolte aura
eu le mérite de lier au moins deux personnes. On remarque aussi l'éternelle
présence de cet homme un peu fou, toujours avec sa corde de pendu attachée
autour du cou, qui
peut finalement vivre sa folie au grand air, et qui gesticule en se dirigeant
lui aussi vers l'horizon.
C'est ici que réside le
désenchantement. La victoire ne les a mené à rien. Comme plus rien n'a
d'importance, les enfants se séparent de leurs armes et bâtons, un générique
blanc, illisible car si peu important après tout, défile à l'écran. La
dernière image du film donne à voir un ciel blanc omniprésent sous lequel se
sont dispersés les enfants. L'objectif grand angle de la caméra fait incurver
l'image et donne l'impression d'une terre courbée à l'e
nvers, comme si
l'horizon circulaire ferait se retrouver les bagnard libérés, car marchant en
direction d'un même point de fuite imaginaire. On retrouve ici l'éternel auteur Laurent Boutonnat, qui, à la fin de ses films, laisse
symboliquement ou non une sorte d'espoir, une parcelle de vie (comme la notion
de vie à la fin de Libertine II par exemple). On se retrouve après
projection de Désenchantée comme vidé, soi-même désespéré de
savoir que tout combat ne change jamais rien définitivement. En dix minutes,
pourtant avec un film de divertissement, Laurent Boutonnat a réussi l'exploit
de faire passer merveilleusement l'idée de Désenchantement et de perdition en
un seul plan, très
longuement introduit. Certes la musique du générique de
fin y est pour beaucoup dans cette efficacité mais le fait, dans un film, que
les personnages ne fassent rien de la victoire de l'intrigue est totalement
inédit. Il serait impensable d'attendre une suite à Désenchantée, et
on ne saurait dire si ce film termine bien ou mal, et c'est peut-être
finalement grâce à ça que Désenchantée est si précieux : par ce
malaise de la fin, par cette histoire d'une quête qui ne se terminera jamais.