"Tous mes idéaux : des mots abimés"

Le contexte

 

 


 

 

    Le film du concert de 1989, après un an de montage et remixage vient de sortir dans le commerce. Nous sommes en septembre 1990 et les musiques du prochain album L'Autre sont déjà prêtes, les paroles de Mylène Farmer aussi. De novembre à mai les dix chansons seront peaufinées à l'extrême, et déjà Laurent Boutonnat continue la période de sa vie où il semble le plus inspiré, depuis début 1989. Déjà, Laurent Boutonnat prend pour mission de retranscrire dans le premier clip le fond de cet album à la blancheur post-mortem. C'est en janvier 1991 que le synopsis est écrit et que le réalisateur envoie une première équipe en repérage en Hongrie, après avoir conversé avec l'équipe des studios MAFILM. (voir la page des documents de tournage) Un mois plus tard le tournage commencera sous la direction de Cathy Lemeslif. 

    Pour l'occasion un casting est organisé dans les écoles de la ville de Budapest pour trouver l'enfant qui jouera le rôle principal aux côtés de Mylène Farmer. Ce sera Adil Med Mejrhirrou, âgé de 9 ans qui tiendra le rôle. Il est élève de l'école française de Budapest et a donc l'avantage de parler français, ce qui lui permettra de se dispenser de traducteur. Les autres enfants viennent d'autres écoles de la ville, de maisons d'handicapés et de foyers de réinsertion. Une sélection sur 400 enfants sera faite par l'équipe hongroise de MAFILM et 119 seront gardés entre 6 et 28 ans pour jouer les prisonniers. Un comique hongrois jouera le rôle du "monstre" comme l'appelle Laurent Boutonnat. C'est cet homme fou grimaçant qu'on nourri de force et qui reste attaché toute la journée par une corde de pendu et qui sera libéré par Mylène Farmer lors de la révolte.

 

 

    L'actrice Erika Francz Jánofné joue le rôle de la matonne en chef, mais il y a aussi cette cuisinière obèse,boutonneuse et à priori attardée et sadique qui sert les bagnards et se réjouis lorsqu'ils se font frapper. Avec la matonne ils forment un couple un peu comme le moine de Tristana et sa Tzarine. Ils abuseront de leur pouvoir jusqu'à ce qu'on leur enlève, se retrouvant perdus et s'inclinant la tête vers le ciel, en direction de leur destin tragique. De plus, 10 figurants adultes joueront les gardiens armés, les miradors et les matons. Ils seront réduits à 6 pour le troisième jour de tournage pour la captation de la révolte en extérieur, et 4 cascadeurs seront appelés en remplacement ce jour là.

 
 

    Mixé par Thierry Rogen (mixeur du live 89) et bruité par André Naudin (grand bruiteur du cinéma français) la bande son est élaborée à partir des sons recueillis sur place. Lors de la scène de la révolte les bruitages seront mixés tellement fort que la chanson deviendra pratiquement inaudible, l'image devenant supérieure au son, symbole même de la conception du "vidéo-clip" par Laurent Boutonnat. Laurent Boutonnat compose en plus une musique de 2 minutes 35 secondes qui servira de générique de fin. C'est dans ces morceaux qu'on se rend compte que Laurent Boutonnat a encore plus de talent dans la composition de musiques expérimentales que dans la variété. Là, comme par l'image (mis à part les multiples contraintes qu'impliquent le format du clip), il est libre de tout et peut imposer son propre sens du rythme, toute sa morbidité. Le générique de fin de Désenchantée reprend les trois notes d'introduction au piano de la chanson (imaginées par Bruno Fontaine) et en fait tout un morceau de nappes, nourri de grincement de bois et de bruit de vent. Ces trois notes guident toute la chanson et c'est probablement grâce à elles, grâce à leur efficacité et leur simplicité que Désenchantée est devenu le plus grand tube de la carrière de Laurent Boutonnat. Ces trois notes régissent en fait bien plus que cela, on les retrouve non seulement dans le générique et l'introduction, mais aussi dans plusieurs morceaux de l'album L'Autre, comme Psychiatric, Agnus Deï ou Nous souviendrons-nous. Même les crissements des pas qui glissent sur la neige pour s'arrêter sont cohérents avec cette musique irréelle. Les pas aussi, lorsque les prisonniers libérés se séparent, rappellent musicalement cette femme en talons qui tourne en rond dans Mylène is calling, autre morceau instrumental de la même année. 

 

 

Dernière image de la version courte du clip    Deux versions différentes seront montées pour l'exploitation télévisuelle du film. La première sera une version courte de 6 minutes commençant juste après la lapidation des enfants et se terminant lors de la fuite du groupe le long des usines en flammes, par un arrêt sur image sur Mylène et le petit main dans la main. La deuxième version est longue de 10 minutes 12 secondes, elle commence avec l'arrivée de Mylène accompagnée de la matonne et se termine par un générique en titrage blanc de 2 minutes pratiquement illisible, sur fond blanc. Le début de la version courte sera mixée différemment de la  version longue, car le remix est absent, seule l'introduction de la chanson originale avec les bruit de pas seront présents dans la bande sonore. Lors de la sortie du disque et du clip, la version courte est le plus souvent utilisée à la télévision. Ce n'est que quelques années après, quand les médias et le grand public se sont rendus compte de l'importance de Laurent Boutonnat dans le domaine du clip que ses films sont passés intégralement. Aujourd'hui la version longue a largement supplanté la version courte et il est plus probable de voir la filmographie clipesque de Laurent Boutonnat en intégralité de nos jours qu'à la propre sortie des clips lors de leur promotion.

 

    Premier nouveau départ pour la carrière de Mylène Farmer toujours gérée par Laurent Boutonnat, après la décimation symbolique des sept premières années de succès, de leur tournée et de leur univers aussi cohérent. Désormais le blanc sera la dominante pour leur oeuvre après avoir exploité tout ce que le noir pouvait suggérer. Les quatre courts-métrages illustrant les singles extraits de l'album L'Autre ont deux points communs : Faire tomber quelque chose de sacré. L'autorité dans Désenchantée n'existe plus, les cordes aux cous se coupent, les guerriers se font décimés par des enfants, et le crucifix (symbole de la plus haute autorité qu'il soit : Dieu) tombe dans la poussière. La sacralisation de l'image du couple est traitée dans Regrets où l'amour connaît un adversaire et une limite qu'on lui oublie souvent : la mort. Dans Je t'aime mélancolie c'est bien sur l'image de l'homme surpuissant (voir du père) qui est mise à mal ...par une femme. Dans Beyond my control on traite simultanément des deux sacralisations relatives au couple et à la position de l'homme. Le couple n'est pas parfait, est défiguré par l'adultère, tandis que la vengeance féminine prend le dessus sur la position masculine surpuissante de l'homme. Laurent Boutonnat semble avoir pour ces divinités que dédain et ironie, après avoir filmer un viol devant une statue de sainte vierge (Plus Grandir - 1985) et fait reclouer Jésus sur sa croix par une bohémienne (Sans Logique - 1989). Les quatre clips parlent tous de combats, perdus ou gagnés, soit contre l'injustice, contre la mort , les hommes ou son compagnon.Mylène fait stopper l'hécatombe du petit Bizarrement les échecs alternent avec les victoires. Dans Regrets  la mort gagne contre l' amour en le renvoyant d'où il vient. Dans Je t'aime mélancolie la femme gagne contre l'homme qu'elle a dû provoquer en duel. Et dans Beyond my control, la femme essuie un échec face à l'adultère du mari, en finissant tout comme lui dévorée par les loups. Dans Désenchantée, même si la victoire est belle et bien là, elle semble vaine, en n'aboutissant qu'au néant.

 

le Christ éclairé par la gauche : symbole satanique utilisé par Dali.

    Pour la première fois Laurent Boutonnat part tourner à l'étranger. Désenchantée, quand on le regarde bien, aurait pu être tourné en France. Une des raisons du choix du lieu de tournage est avant tout le coût très faible des délocalisations de tournages dans les pays de l'Est (ce qui a permis entre autre autant de figurants, et l'incendie de l'usine désaffectée), mais aussi celle relative aux repérages du prochain Giorgino, projet déjà très cher affectivement au cinéaste. Toujours très inspiré par le cinéma russe, Laurent Boutonnat met en scène ici sa vision de la révolte, un thème très présent dans le cinéma réaliste soviétique, autant pour la révolte de 1905, que la révolution de 1917 ou que de celles, plus imaginaires, de réalisateurs voulant apporter leur vision à cette subversion. Après avoir ouvertement rendu hommage au cinéma de montage de Eisenstein et à celui, plus ontologique, que défendait André Bazin, Boutonnat se rapproche plus du cinéma plus méconnu d'Aleskandr Povzenko. 

 

    La révolte des enfants prisonniers, qui envoient balader tables et chaises à travers murs et fenêtres est non seulement visuellement très proche du vidéo-clip Another brick in the wall de Pink Floyd (Alan Parker - 1982) mais le mixage est également identique. Les mêmes enfants à contre-jour dans un nuage de poussière détruisent ce qui les entoure dans un même brouhaha qui cache le mixage de la chanson, relayé en arrière plan de la bande son.
L'espèce de "prison-usine" (selon les propres termes de Laurent Boutonnat ) présente dans Désenchantée rappelle celle de Ivan, film parlant de Povzenko datant de 1932. Le dernier plan de Désenchantée figure d'ailleurs dans Ivan, où des centaines d'hommes, armés, fuient au loin sur une grande étendue de neige jusqu'à se perdre dans l'horizon glacé. Laurent Boutonnat ne "pique" pas certaines idées. Ils les transpose dans son univers pour leur donner une dimension différente et, il est vrai, souvent plus forte. C'est le cas ici, où les prisonniers libérés se fondant tête baissées dans l'étendue enneigée véhiculent un symbole, une finalité dans la démarche de Désenchantée qui n'est pas présente dans Ivan. Ici, le désenchantement peut être lu comme un travail qu'on accomplit pour accéder à une certaine forme de bonheur. Travail vain puisque le bonheur n'est pas quelque chose qu'on mérite, mais qu'on peut au mieux espérer. En ce sens on peut accorder les inspirations de Mylène Farmer pour son texte et Laurent Boutonnat pour son film à plusieurs ouvrages : Les Cimes du Désenchantement de Cioran (qui qualifiera les textes de Mylène Farmer de "poudre de perlimpinpin") et plus récent, L'Euphorie Perpétuelle de Pascal Breukner, qui dénonce justement cette quête et se travail vain à la recherche de son bonheur. Celui qui ne peut justement s'achever que par... un désenchantement.

 

Dr. Jodel

 

 

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