Chronologie

 

"dans un univers de glace, donner l'impression d'être heureux"

Le premier long métrage de Laurent Boutonnat avec Mylène FARMER est le film de son concert de 1989, ayant pour décor un cimetière... Deux années de travail de pré et post-production pour un "live" peaufiné à l'extrême, aussi bien du côté du mixage que celui de la mise en scène.

 

 

    La caméra tourne lentement autour d'un cimetière baroque, aux tombes hautes, perdu dans un champ automnal dépourvu de toute agriculture, tels les spectateurs rodant autour de la scène  mystérieuse du concert plongée dans l'obscurité. Sur cette scène n'est visible qu'une grille de parc noire, encadrée de deux piliers en pierre rongés par le temps et fermée par un lourd cadenas. Toute sa largeur ne laisse aucune issue, et un épais brouillard empêche toute visibilité. Le son que l'on entend dans la salle est composé de basses fréquences, de chants étouffés qu'on devine grégoriens et de cris de nourrissons. Le public attend, curieux de cette longue introduction glaciale. Le cimetière noir qui servait de toile de fond au générique disparaît. Nous sommes plongés dans la salle, au milieu de ces dizaines de milliers de personnes qui se sont donnés rendez-vous devant cette sombre porte gigantesque et qui attendent depuis plusieurs heures.

    Les gens se mettent à crier : un moine capucin à la large capuche apparaît derrière la grille. Silencieusement  il glisse une clé dans le cadenas et ouvre l'immense portail. La musique devient forte et stressante, le bruit d'une horloge égrène les secondes, la foule crie de plus en plus. Le moine s'est en allé. Le thème musical va atteindre son paroxysme et va laisser place à un chant grégorien libérateur. La grille se scinde en deux et chaque partie s'écarte du milieu de la scène, qui reste mystérieusement dans l'obscurité la plus totale. La foule est en délire, les gens hurlent, les spectateurs viennent symboliquement d'entrer dans l'antre de Mylène FARMER et Laurent BOUTONNAT

    Un orage électrique s'abat sur le public. Dans un chaos bruyant, la scène vide reste pour un instant encore obscure. Simultanément aux premières notes de la mélodie de L'Horloge, la silhouette de Mylène FARMER apparaît, les bras déployés en haut d'un escalier. Le vent fait onduler les longs voiles noirs qui l'habillent.  Cet escalier est celui du cimetière, le décor entier le représente : les choristes sont sur des tombes, le batteur dans un caveau. Face au public mais toujours visible que par sa silhouette, elle chante les premières vers de ce concert, écrits par Charles BAUDELAIRE.

 

    Chaque chanson interprétée par la suite sera enrichie d'une longue introduction et d'un tableau recréant l'univers relatif aux textes. Pour Sans Logique, Mylène FARMER et ses danseurs seront habillés en écoliers, pour Maman à tort elle sortira en grenouillère de dessous les jupes de l'imposant Carole FREDERICKS vêtue comme une infirmière. La transposition du rôle de mère décrite dans la chanson dans le personnage de l'infirmière devient plus clair, c'est elle qui donne  naissance à la petite fille reniant sa mère. Les tenues (toutes noires) autant que les chorégraphies et le jeu de scène font preuve d'une grande inventivité. Pour interpréter Déshabillez-moi (qu'un  éternuementPourvu Qu'elles Soient Douces du à la nudité introduit), Mylène FARMER arrive coincée dans une camisole de force en cuir, fermée par de nombreux lacets noirs. Elle s'en libérera pour chanter Pourvu Qu'elles Soient Douces, qui sera ici transposé dans une espèce d'univers satanique où les chorégraphies et les nombreux symboles semblent assumer et défendre le sujet tabou de la chanson... (> voir la page sur le sujet du clip)  

"Déshabillez-moi"    "Pourvu Qu'elles Soient Douces"

    La moitié du film (donc du concert) est marquée par le retour du moine capucin qui avait ouvert lesSans Contrefaçon portes. Lisant la bible et apposant le signe de croix sur tous les musiciens, il traverse la scène et se dirige en haut des escaliers. Levant les bras en l'air, deux colonnes de feux jaillissent sur ses côtés. L'avertissement ainsi donné prépare la foule à devoir prochainement affronter le feu. La faute des protagonistes du spectacle qui ont osé jouer Pourvu q'elles Soient Douces sera très prochainement punie...

 

 

 

    Pourtant d'une sobriété égale à son clip, A quoi je sers déchaîne les foules, la chanson sortie à cette époque était le tube du moment, et les paroles suicidaires conjointement au rythme dansant a été dévastateur dans le public qui se lâche complètement.    Les tenues de scène de Mylène (souvent escamotables) réservent des surprises. Le costume d' A quoi je sers retourné se révèle être celui que Mylène revêtait lors des chorégraphies de Sans Contrefaçon deux ans avant. Suit un véritable ballet de "marionnettes dansantes" toutes vêtues de costumes noirs et blancs à carreaux. 

 

Ainsi Soit je    L'introduction de Ainsi sois je nous emmène loin de la salle de concert. Nous sommes dans un cimetière chrétien assez sombre où Mylène FARMER erre. Les gerbes de fleurs et la verdure omniprésente cachent un caveau devant lequel elle vient longuement se recueillir. Pur projection de la prochaine mort de ses compagnons d'un soir ?...    Pour une chanson qu'on devine tout de suite être le"Jardin de Vienne" final, on pénètre dans le lyrisme le plus complet. Un orgue surpuissant impose sa voix durant plus d'une minute puis cesse. Il reprend quelques secondes plus tard en laissant apparaître deux femmes dos à dos au centre de la scène : Libertine et sa rivale. Elles tiennent toutes deux un long pistolet à la main. Un duel va se livrer, semblable à celui du clip Libertine. Les deux protagonistes se séparent et rejoignent lentement chaque extrémité de la scène sous les hurlements du public enthousiasmé d'une telle mise en scène. Les deux duellistes se retournent et se font à présent face. Elles pointent chacune leur arme sur l'autre, les regards sont foudroyants. Libertine tire la première et atteint sa cible. Le public se déchaîne une nouvelle fois, la chanson démarre...

 

 

     Libertine se conclut en un grand feu d'artifice. Les tombes qui composaient le cimetière au milieu du champ explosent les unes après les autres. Le décor du concert se détruit, comme s'il avait été piégé par ce moine terroriste. Le lieu de recueillement est dévasté, pulvérisé  par cette déflagration mystérieuse. Après plusieurs rappels de Libertine, tout redevient calme. La foule pendant le concert attend alors pendant six minutes, envahi à nouveau de chants grégoriens et d'un son de piano  solitaire. La boucle va bientôt être bouclée... Mylène FARMER apparaît une dernière fois, vécue d'un habit rappelant celui du moine. Elle s'extrait d'un caveau duquel sort une lumière blafarde, et commence à chanter le bouleversant Je voudrais tant que tu comprennes de Marie LAFORET, accompagnée d'un seul piano. La voix est nouée, les larmes commencent à couler, sur la scène comme dans la salle. La chanson est filmée avec deux ou trois plans fixes tout au plus. La sobriété alors atteinte invite à l'émotion, si subtilement rendue par ce contexte scénique. On sent que la chanson va se terminer. Le public jusqu' à lors silencieux commence à crier. Mylène FARMER prononce alors la dernière phrase du concert :

 

" -Je voudrais tant que tu comprennes, malgré tout ce qui c'est passé, que je t'aimais plus que moi même. Et que je peux t'oublier, que je ne peux vous oublier... merci beaucoup.

 

    Mylène FARMER éclate alors en sanglots, recouverte par les hurlements qui ne cesseront plus de la foule bouleversée, détruite. La star de cette soirée, après avoir salué plusieurs fois son public en pleurant, va remonter en haut de l'escalier derrière lequel la même lumière l'éclairera à contre-jour. Le son régulier de l'horloge réapparaît, se mêlant aux nappes graves et aux pleurs de bébés. Les grilles vont à nouveau glisser  pour se rejoindre au centre de la scène et le moine, satisfait de sa décimation, va les refermer de son cadenas,  séparant définitivement le public de son idole. Mylène se retournera une dernière fois sur lui pour le saluer et se laissera lentement engloutir par l'obscurité envahissant la scène.

    Une fois la lumière disparue, les quelques plans en fondus enchaînés de visages en pleurs avec les décors en flammes broient les sens. Le plan servant de fond au générique de fin est unique : la caméra se remet à tourner comme au début autour du cimetière qui brûle. Devant lui, Mylène FARMER, de dos, contemple l'autodestruction de son décor et de son propre univers scénique. Les hurlements du vent se mélangeant au bruit des flammes est recouvert par le son de l'horloge, désespérément tragique... L'image se fige, tout brûle.

 

Une préparation à l’adieu

 Une préparation à l'adieu

            Lorsque Laurent Boutonnat et Mylène Farmer pensent au concert, ils l’envisagent comme un aboutissement. Pour eux, il ne sera difficile au-delà de cette représentation scénique de retrouver la crédibilité qu’avaient leur monde et leurs personnages dans les clips. Afin que le concert ne résonne pas auprès du public comme une simple revue ou comme un florilège de l’univers qu’ils ont crée depuis cinq ans, il fallait que celui-ci se veuille une continuation, un passage de cet univers en direction d’une nouvelle étape. Le public devant ressentir une évolution par rapport à ce qui lui était offert jusqu’à lors, la décision fut prise d’en finir avec ce pant de l’univers “boutonnien” : misanthrope, noir et kafkaïen. La mission fut trouvée pour le spectacle : enterrer définitivement ces ambiances et jouer sur la thématique de l’autodestruction pour montrer cette inhumation. Concept pour le moins original, le fait d’envisager une première tournée comme une fin d’œuvre représenterait à la fois pour le couple d’artistes le moyen de justifier le passage à une autre phase lorsqu’ils feront leur réapparition deux années plus tard, et représenterait pour le public le contenu émotionnel des adieux d’un artiste dont ils n’auraient pas soupçonné le départ. Cette thématique de l’adieu est donc l’élément majeur du film et du spectacle. Non seulement le décor de cimetière, l’arrivée de la chanteuse par son sommet et son départ par un caveau soulignent sa fin, mais les tenues noires des danseurs et de l’artiste principale tout au long du concert appuient le thème mortuaire. D’autres détails dans le concert laisseront assez de pistes au public pour envisager la mort artistique de leur chanteuse : le fait par exemple de se faire porter par deux hommes à l’horizontale pendant un passage musical de Pourvu qu’elles soient douces, laisse présager de son prochain statut de trépassée ; le trio de chansons relatives à l’adieu, dont Jardin de Vienne et son histoire de pendaison, ou encore Puisque « Puisque je vais vous quitter ce soir, puisque vous voulez ma vie, je l’ai compris […] lasse, je m’efface. ». La plus grande des preuves du départ de l’artiste réside dans l’unique rappel, reprise d’une chanson de Marie Laforêt : Je voudrais tant que tu comprennes. Vêtue d’une robe à capuche rappelant la tenue du moine capucin venant ouvrir les grilles du concert, l’interprète sort lentement d’un caveau d’où jailli une lumière blême pour repartir, une fois la chanson terminée, au sommet du cimetière dont elle restera prisonnière une fois les grilles refermées.

 

 

            Dans le traitement des scènes d’extérieur du film, le thème de départ, l’adieu, est exploité également, la scène assez courte introduisant le passage d’Ainsi soit-je le montre bien. Un mausolée de pierre représentant une femme couverte de roses (rappelant celles que l’on offre à une diva une fois sa prestation terminée) est montré en travelling vertical arrière comme si la caméra s’en dégageait, puis la chanteuse marche dans ce cimetière vide avant de se recueillir sur une tombe qu’on comprendra aisément être la sienne. En ce qui concerne les deux scènes d’extérieur qui encadrent le concert précédemment évoquées, leur caractère autodestructeur ne fait aucun doute. Boutonnat y place son interprète consentante qui assiste à la décomposition d’une partie allégorique de son oeuvre. On remarquera la tenue de Mylène Farmer dans ce plan : une robe de deuil noire qui est aussi celle qu’elle porte sur l’affiche du film. Si on étend au film entier l’idée de la crémation que subit la scène, on s’aperçoit que le public est à plusieurs reprises lui aussi calciné, surtout à la fin de Libertine. Dans cette séquence additionnelle au concert, le décor du cimetière qui explose laisse en surimpression la foule sur la partie inférieure de l’image et lui donne l’impression de se mêler aux flammes.

Après un moment d'absence (qui durera pas loin de cinq minutes durant le spectacle, mais non-repris dans le film), la chanteuse réapparait pour chanter la chanson de Marie Laforêt Je voudrais tant que tu comprennes. Bertrand Lepage déclarera dans une interview à Super en décembre 1989 que l'idée de reprends la chanson de Marie Laforêt datant de 1966 serait venue d'une erreur de gravure d'un 45 Tours. Laurent Boutonnat et Mylène Farmer aurait receptionné un 1er pressager de leur single en découvrant en face B la chanson de 1966. Ils auraient alors décidé de la reprendre en face B de Sans Logique, avant de se raviser et de la garder pour le final du concert.

La technique discursive de surimpression de la foule sur les flammes sera utilisée plusieurs fois, notamment à la toute fin du film lorsque les gros plans des spectateurs sont eux aussi imprimés sur les ruines en combustion : A certains instants la base des flammes se trouve en exacte similitude avec la courbe de l’épaule d’un spectateur, donnant encore l’impression de son ignition. L’idée de Laurent Boutonnat étant de détruire aussi sa chanteuse, on observera que pendant la chanson lente L’Horloge, elle se trouve durant plusieurs longs plans dans l’axe d’une flamme de briquet s’agitant en gros plan sous son corps, comme s’il voulait l’enflammer. Nombre de petits détails de composition comme celui là, même s’il restent quasiment invisibles à la première vision, influent sur l’impression générale d’autodestruction que dégagera le film du concert vu dans son intégralité.

 

François Hanss  < Découvrez la bio non-exhaustive de François HANSS, qui s'est occupé du tournage du film.

 

Entrée Chronologie Tout d'une fiction En quête de cohérence Archives