L'honnêteté retrouvée

 

    La quarantaine dépassée, Mylène Gautier montre enfin le bout de son nez, et zappe une Mylène Farmer devenue caricaturale. Le personnage intemporel et finalement peu crédible disparaît au profit de la femme hédoniste qui vit au présent, sans amertumes ni remords, délestée de tout son passé et indifférente de son futur. Sur le fond, la suite logique et cohérente d'Innamoramento, qui amorçait déjà un retour à la vie.

    Mylène Farmer, après avoir discouru sur des thèmes emphatiques et peu maniables devient enfin le témoin de sa propre vie, en l'aimant, en la connaissant, sans la prendre au sérieux. Le seul point de perspective à tout ce témoignage reste la solitude, voulue, paradoxale pour une personne qu'on imagine si bien entourée. En ce sens, la séance de photographie qui illustre le livret tombe en plein dans l'homogénéité des Ballades fluides qui le composent. Reprise des mêmes clichés comme des instantanés d'un quotidien enfin supportable qui se répète, sourire apaisé devant la simplicité de vivre enfin trouvée, Mylène Gautier comme elle se voit vraiment, en intérieur, en logis, libérée des studios et de toute forme de symboles ou de mise en scène. Il y a cette pochette simple mais finalement mystérieuse où le canapé recueillant le corps de la chanteuse apaisée rappelle le velours d'un cercueil qui garde un être dont l'avenir appartient au passé. Mylène est dans son monde, pas celui qu'on connaît ; proche de sa vraie nature intrinsèque, et finalement assez neutre.

    Et il y a ce crucifix de pacotille mais lourd de sens, celui du pardon, de l'amour, des amours, et surtout de cette spiritualité débarrassée des pollutions bouddhiques et de ses Lamas à l'optimisme béat. Mylène Farmer aime. Et pour l'instant ? Rien d'autre. Pas même les grands auteurs dont elle se désintéresse. On se tourne avec bien plus de désinvolture vers des références légères, comme Dorothée à laquelle elle empreinte le mélodique refrain de Hou la menteuse pour les couplets de L'Amour n'est rien. Bien sûr cette franchise et cette épaisseur certaine se créent au détriment de l'efficacité 'tubesque' ou des émotions brutes dont on nous avait habitués avec tant de délices. Le grand public pourra facilement s'ennuyer là où le passionné tombera de nouveau en amour devant la femme et l' (les) artiste(s).

    Lascive mais dépassée par une vulgarité inappropriée encore récente, elle est proche de toutes les formes de sensualité, mais éloignée de toute idée masturbatoire. L'évocation sexuelle, pourtant crue, est purement intellectuelle, entièrement décomplexée et désinhibée. L'idée de sexe prévaut, mais l'homme en lui même semble lasser. Le toucher reste important. C'est sans doute pourquoi elle renoue aussi avec la sensualité de l'objet (le CD imite brillamment le vinyl). Mylène Farmer aime les plaisirs de la vie, et Aime finalement cette vie qui les lui permet. Mylène Farmer est morte, vive Mylène Gautier.

Dr. Jodel, le 6 avril 2005.

 

 
 

Avant que l'ombre...  

Avant que l'ombre

    Les difficultés de vivre sont loin "mémoire qui m'oublie, qui me fuit", voire oubliées. elles ne se résument plus qu'à de vagues souvenirs de "nuits de veille", interminables. A quarante ans Mylène Farmer est au pic émotionnel et sexuel de sa vie. Ensuite ? Le déclin, inévitablement, l'ombre. Les ravages de la vieillesse guettent, la déchéance physique, peut-être la maladie, l'ombre encore. Cette ombre qui la ramènera aux poètes maudits, à la morbidité, aux souffrances. Alors pendant une dernière heure, alors que sa voix part dans un râle en écho jusqu'aux fonds des âges, elle va partager avec l'auditeur ses derniers moments de joie de vivre, de jeunesse, en somme ses dernières minutes de validité.

 

Fuck Them All

    Un dernier affrontement avec la gente masculine, finalement irrattrapable, fait d'attraction/répulsion. Se mettre au service de la gente masculine depuis des millénaires est vain, et préfigure déjà le chapitre suivant en évoquant, sans encore la nommer, une certaine écrivain anglaise : "Tous ces siècles, les femmes ont servi de miroirs, dotés du pouvoir magique et délicieux de refléter la figure de l'homme en doublant ses dimensions naturelles." Un ultime chapitre para-féministe plus découragé que combatif.

 

Dans les rues de Londres

    Virginia Woolf est le point de perspective de ce chapitre, introduit par la chanson précédente. Elle a décrit il y a un siècle ce que semble vivre Mylène Farmer aujourd'hui, un rêve : «La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue». L'ombre guette donc toujours, elle est en embuscade, chanson après chanson, prête à s'abattre, inévitablement, brutalement. Alors, avant que l'ombre ne vienne, il faut se trouver, se redécouvrir une dernière fois, refuser les compromis et atteindre ses limites : "Ce qui compte c'est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves." 

 

Q.I.

    Libérée des entraves justement, Mylène Farmer jouit de tous les plaisirs, qu'ils soient du verbe ou du corps. Le personnage intemporel et finalement peu crédible disparaît peu à peu au profit de la femme hédoniste qui vit au présent. On commence à entrevoir qui est la Mylène Farmer d'aujourd'hui. 

 

Redonne-moi

    "On doit parfois retrouver une trace de soi". Le fantôme de la psychanalyse point, avec ceux du passé. Le cheminement d'une vie est complexe, sa composition est riche. Les "traces" sont énumérées au refrain, et on retrouve ces débris de rêve qui font écho aux songes emportés de la première chanson. Dans son bonheur la femme se perd, la liberté va avec la crise d'identité, toujours, comme à la fin du clip de Désenchantée où libérés, on ne peut que se séparer. L'ombre, bientôt, redonnera à celle qui la lui demande, sa "fièvre", et peut-être sa "sève" ; à la fois ces périodes de doute et éventuellement ces moments d'insouciance. Mylène Farmer referait bien un bout de ce chemin.

 

Porno graphique

    Entrave toujours, mais sans soumission. Perversité ? Dépravation ? Art du corps plutôt. Inventivité. Body art. Art brut. Faire d'un simple Amour une oeuvre subversive et jusqu-au-boutiste. Au diable les paraboles de 1988 (Pourvu Qu'elles Soient Douces) et les hyperboles de 1991 (Pas de Doute), on crée sans idée d'enjoliver ou romancer un acte sexuel somme toute cru et inesthétique. 

 

Aime

    Parler d'amour n'est pas chose aisée et Mylène Farmer n'a jamais été à très l'aise pour disserter dans ce domaine. Elle a donc recours à de nombreuses références personnelles (Palerme, ce fameux mois de mai...) qu'elle seule comprendra, et à des jeux de mots que chacun jugera. On notera quand même cet osé "flux de taille, un feu de failles", revoyant sans doute à des éléments aussi romantiques que les liquides séminaux enflammant des orifices... étroits. Mais peu importe, à la moitié de l'album tous les écarts sont déjà excusés : Mylène Farmer aime les plaisirs de la vie, et Aime finalement cette vie qui les lui permet.

 

Tous ces combats

    Là où le sujet est trouble, on peut  voir une évocation de la vie professionnelle de la femme. Métier qui lui est cher et se résume en une succession de batailles gagnées pour une guerre sans armistice. En tendant l'oreille on reconnaîtra pendant le pont musical des cris distordus qui pourtant nous semblent familiers. Les samples sont sans doutes ceux du public de la dernière tournée de la chanteuse, lors de l'interprétation de Dernier Sourire, avant qu'on ne devine quelques mots de celle-ci, qui concluront le pont.

 

Ange, parle-moi

    La spiritualité qui semblait hanter l'album depuis ses premiers vers se fissure, et on croit voir davantage une recherche de spiritualité, vaine, comme un appel dans le vide, auquel de toute façon on ne croit pas. Une chanson qui tire son intérêt de son interprétation volontairement maniérée.

 

L'Amour n'est rien

     Une nouvelle fois, on flirte avec cette spiritualité nouvelle, mais enfin débarrassée des pollutions bouddhiques et de ses Lamas à l'optimisme béat qui polluaient Anamorphosée (1995). Mylène Farmer aime. Et pour l'instant ? Rien d'autre. Pas même les grands auteurs dont elle se désintéresse. On se tourne avec bien plus de désinvolture vers des références légères, comme Dorothée à laquelle elle empreinte le mélodique refrain de Hou la menteuse pour ces couplets. 

 

J'attends

    L'attente, inévitable à ce stade, à son stade. "Envahie par l'amour" elle le dit elle-même, elle attend pourtant quelquechose. Les nuits se succèdent auprès de celui qu'elle aime, de celui qui l'aime, mais il manque pourtant quelqu'un; dont il faut se consoler de l'absence. La passion présente, cette femme doit s'en contenter, car l'Amour qu'elle attend ne viendra probablement jamais. La mort dans l'âme, sans lui, sans cet enfant, elle pense "passer à côté de sa vie", en vient à demander à l'homme de sa vie "qui nous unis ?". Définitivement personne, alors il faut "l'étreindre pour deux", pour elle et ce fruit de l'amour qui ne naîtra pas. Alors finalement s'accrocher à cet amour présent, car c'est le seul qui "compte vraiment". La fin de la chanson ressemble à un encéphalogramme plat, en un son strident, pendant de longues secondes, comme une vie qui n'apparaît pas.

 

Peut-être toi

    Adressée à un ex, à son public, à l'homme présent, on entre de toute façon dans le cercle infernal de l'amour et de ses sentiments, des menaces, des ruptures, des choix.

 

Et pourtant...

    Ca y est. Les songes au goût de cauchemars réapparaissent peu à peu "les songes m'ont réveillée", les premières douleurs aussi. L'Amour va bientôt finir, inévitablement, et signe la fin d'une période heureuse, croit-elle la dernière. "L'improbable silhouette" s'avance, comme une menace.  Elle arrive enfin et assombri  le chemin mortifère qui mène à elle. L'ombre c'est elle ; le désespoir, qui revient pour la dernière fois, faucher la femme qui s'est discrètement confiée à nous.

Dr. Jodel, le 30 avril 2005.

 

Le space-opéra de Mylène Farmer

    L'image frappe dès l'entrée en salle : un énorme coffre, une porte ornée monumentale interdit l'accès à un temple (très boutonnesque j'oserais) on ne peut plus mystérieux. Mur aveugle qui fait monter progressivement une excitation que rien ne peut contenir. C'est après un court-métrage d'Alain Lescalle (mélange confus de guirlandes japonisantes sur une esthétique de jeu vidéo des années 90) que le scaphandre cybernétique renfermant la chanteuse attirera les regards au centre du plafond de Bercy. Et c'est après une descente et un parcours qui le mène au pied du temple que le ton esthétique du show est donné : coiffure pour le moins inattendue composée de marguerites improbables, tenues multicolores de robes lamées et de corsais surchargés, soupiraux de pierre et escaliers vertigineux, le temple dans lequel nous entrons est celui du délire visuel ...et textuel. L'entrée en scène se fait au son scratché de chœurs scandant "shut up Farmer" ("Ta gueule Farmer"), ce qui promet pour les 2h30 de show qui suivent.

    De quoi être bousculé. On ne peut qu'être déçu par l'enchaînement mollasson des toutes premières chansons (XXL sans envie, California lassant, Dans les rues de Londres au minimum syndical). Mais c'est avec la chorégraphie percutante (et sans danseuses) de Pornographique que le spectacle démarre vraiment. La suite assez rythmée (ouf!) fait étrangement l'impasse sur 2 albums (Cendres de lune, et Innamoramento), et reste à l'image de l'entrée en scène : un certain futurisme des années 80 sur des décors de "La Belle et la bête". Chapeaux haut-de-forme sur Sans Contrefaçon, Je t'aime mélancolie en altitude sous des voiles rétractables, Q.I. et sa chorégraphie hispanisante reprenant les gestes du clip, et à la surprise générale Les Mots en duo avec l'imposant (et charmeur!) batteur, Abraham Laboriel Jr. (quand on vous dit que c'est dans le délire !).

    Un chandelier aux allures du pieuvre pose la chanteuse sur une scène centrale en forme de croix de malte (symbole du secourisme) pour un tableau marquant le milieu du spectacle. La proximité de tout le public donne une force indéniable à un long tableau composé de chansons acoustiques (Redonne-moi, Rêver, Ainsi soit-je...) accompagnées par Yvan Cassar sur un piano noir collé à une plateforme réversible. Fin de la partie avec LA réussite du spectacle : un Désenchantée ultra dansant en formation restreinte (Abraham sur une mini-batterie pas plus grande qu'un guéridon, une simple guitare, une unique percussion et Yvan fidèle au piano), et une Mylène tournoyante avec ses danseuses pour que chacun des spectateurs tout autour d'elle n'en perde pas une miette. C'est, avec Sans Contrefaçon, les deux moments forts du show ...car peut-être les deux seuls vrais tubes. 

    Avant que l'ombre la bien nommée clôturera un spectacle foisonnant en entrouvrant un rideau d'eau sur un Mylène Farmer d'une neutralité retrouvée, qui disparaîtra symboliquement nue au sommet d'un escalier féerique orné de lustres suspendus à une autre planète. Rappel du rideau d'eau, le mot "passé" écrit en retombées pluvieuses (première technique mondiale) s'écrasera au sol à plusieurs reprises. De loin le final le plus réussi, le plus émouvant aussi. Le final suicidaire du concert de 1989 (que décidément rien ne vaut) n'est pas très loin dans cette grille du cimetière remplacée par le monumental coffre dont la résonance de la clôture résonne encore à nos oreilles.

    A chaud, un spectacle incroyablement délirant et forcément jouissif, tant le retour de la vraie audace du duo Farmer-Boutonnat était attendu.

Dr. Jodel, le 14 janvier 2006.

 

 

 

 

retranscription : Clément Lagrange
Partition soumise aux droits d'auteur - Réservée à un usage privé ou éducatif

 

Entrée L'annonciation Libertine Vieux bouc Chloé We'll never die Greta A quoi je sers Regrets A Catherine XXL California Comme j'ai mal L'Amour Naissant Ame-stram-gram Dessine-moi Innamoramento Pas le temps de vivre Histoire fée Les Mots C'est une belle journée Moi Lolita Amélie m'a dit Veni Vedi Vici Fuck Them All