Le Roman

Jacquou le Croquant un roman Boutonnien ? Qu'est ce qui, dans ce texte du XIXe siècle, a bien pu attirer Laurent Boutonnat ? Quels sont les éléments qui lui ont pu lui paraître familiers ? A t-il pu les adapter ?

 

De l'impossibilité de l'adaptation et du langage

    Tout travail d'adaptation de roman n'est pas chose aisée, et celle de Jacquou le Croquant doit s'avérer particulièrement ardue, tant la particularité du texte, l'intérêt même, réside dans son vocabulaire d'écriture, intransposable à l'écran. Le livre est écrit en bon français, dans une langue pleine de saveur, qui a considérablement changé le siècle dernier, à force de progrès scientifiques et technologiques, de guerres et de chocs pétroliers. Il ne faut pas oublier que Jacquou le Croquant, grand roman rustique sociale a été écrit au XVIIIe siècle. La révolte des trois glorieuses de 1830 était relativement récente, et les paysans formaient encore une classe, avec son patois. Aussi, beaucoup des mots de l'époque ont disparu. Qui sait encore aujourd'hui ce qu'a été une Jacquerie ? Ou un même Croquant ? C'est bien de la révolte des paysans dont il est question ici.

   

    Le décalage entre le siècle du roman et le nôtre, fait ressortir certaines phrases qui sont passées inaperçues à l’époque de la sortie. Aussi, lors du travail d’adaptation, en plus de la conversion des nombreux mots d'ancien français et de patois, il a fallu transposer certaines métaphores qui auraient facilement pu paraître de nos jours nauséabondes :

« Moi, je travaillais comme un nègre, me levant à la pointe du jour et me couchant le dernier »

 

    Difficile de comprendre le roman sans lexique ; sans savoir que la brasse est, bien avant la stère, l’unité de l’époque pour mesurer les quantités de bois, ou sans savoir que la capuce est une capuche. Comment deviner également le sens de certaines expressions comme « monter à la chèvre morte » qui veut dire "grimper sur le dos" ?.. Déjà dans le roman, Le Roy avait dû opérer un équilibre habile entre Français, patois et occitan pour rester intelligible à ses lecteurs. Son éditeur de l’époque, Ganderax, avait toutefois demandé à Le Roy de supprimer pas mal d’expressions périgourdines, à l’aide desquelles il avait rendu son ouvrage fidèle au "parler" de l’époque. Eugène Le Roy lui-même, s’en est expliqué dans une de ses rares interviews, évoquant le récit à la première personne de Jacquou : 

« Le récit étant à la première personne, j’ai fait parler mon homme comme un vrai paysan de ce pays au verbe lent et un peu monotone »

       

 

    Ainsi, de nombreux petits détails d'ordres différents peuvent gêner la bonne lecture du roman. Pourtant très bien écrit, (Jacquou est sensé être l’auteur de son roman autobiographique et avoir appris le bon français avec le curé Bonnal) se glissent à certains endroit quelques lourdes fautes de français :

« Malgré que la mère de Lina le lui eût défendu comme à moi… »  

Bigleux    Laurent Boutonnat fait évidemment l'impasse sur les mots que le spectateur ne comprendraient pas, faisait s'exprimer ses personnages dans un français moderne. En ce sens on peut se demander si le jeune « bigleux » qui prononce dès le début du film un « Putain ça commence bien » l’aurait bien fait en 1815. Quelques de critiques à la sortie du film s’en sont émus, comme Michel Bitzer dans le Républicain Lorrain. Pourtant le Bigleux aurait pu s'exprimer avec ce mot, car "putain" a été employé pour la première fois dans Le Bestiaire par le poète Philippe de Thaon en 1119, soit 700 ans exactement avant la première cuite du Bigleux de Boutonnat.

 

Liberté des dialogues

    Si les scènes de vie chez le curé Bonal, elles, renvoient au Moulin du Frau, le premier roman de Le Roy, où la paisible atmosphère de la joie de vivre en Dordogne reste sans ombrage apparent, les sorties du Chevalier (Tcheky Karyo dans le film) appartiennent bel et bien au Jacquou le Croquant de 1899. Ces dictons rythment le film tout comme le roman, tous plus savoureux les uns que les autres. Dans le roman, le chevalier est tout autant généreux en formules et aphorismes, et Jacquou s'en amuse beaucoup. Le comte de Nansac en revanche, grand propriétaire sans noblesse, est agacé par les proverbes de ce noble sans terres :

« Les jeunes médecins font les cimetières bossus »

« Lorsqu’on se fait brebis, le loup vous croque »

« Il ne faut pas se lasser de semer par crainte des pigeons. »

 

 

 

 

Thèmes communs

    Hanté par la disparition des siens, Jacquou le Croquant voit sa vie rythmée par la mort. On retrouve ça et là, un certain intérêt pour l’inhumation des morts. Cependant loin de la fascination morbide de Laurent Boutonnat pour ces choses là, Eugène Le Roy sème ça et là des descriptions qui ont probablement du éveiller chez lui des idées de mise en scène, bien qu'il ne les ai pas utilisées pour son long-métrage :

« Dans un coin du cimetière, plein de pierrailles, de ronces et d’orties le trou était là, tout prêt et l’homme qui l’avait fait attendait. Sur la planche inclinée, les porteurs placèrent le corps et, autant qu’ils purent, le firent glisser doucement. Puis ils ôtèrent peu à peu la planche, et ma pauvre mère se coucha au fond du trou noir, où elle était à peine étendue que le fossoyeur commença à jeter la terre et les pierres qui tombaient sur elle avec un bruit mat… »

 
 

    Si Laurent Boutonnat traite de la mort parfois avec désinvolture (la minute de recueillement devant le cercueil de la mère de Catherine dans Giorgino s’achève dans un fou rire quasi général), c’est pour mettre en valeur la gravité de la scène qui a précédé ou qui suivra. Passant d’un extrême à l’autre, le cinéaste reste dans l’humain de bout en  bout. L’homme, capable de rire dans un tel moment, est aussi capable de faire sauter les conventions pour user de la violence. Il y a toujours quelque chose d’irrespectueux chez lui pour les cérémonies religieuses qui accompagnent les funérailles. Dans Giorgino, c’est tout un village qui s’opposait à la messe religieuse d’une femme suicidée, allant jusqu’à s’enfermer dans l’église avec Catherine pour la battre jusqu’au sang. Dans Jacquou le Croquant, c’est le curé qui pose problème. Celui là même qui remplace bon curé Bonnal (Olivier Gourmet dans le film). Vénal, le nouveau prêtre refuse le service minimum mortuaire à la famille du défunt, pourtant pauvre. En choisissant de ne pas mettre cette scène dans le film, et en faisant mourir le curé Bonal très tôt, Laurent Boutonnat s'est (volontairement ?) privé de cette scène, étrangement proche de celle de Giorgino :

« Mais, quelques heures après, une dizaine de jeunes gens vinrent pour sonner le glas et, trouvant les cordes remontées et la porte intérieure du clocher fermée, furent demander la clé au marguillier, qui répondit que le curé avait défendu de la donner. Là dessus, eux, enfoncent la porte du clocher avec des haches, et se mettent à sonner les deux cloches. Le curé vint pour les faire sortir, mais il fut obligé de s’en revenir plus vite que le pas et de se fermer chez lui. Cependant, au son des cloches, les gens des villages venaient de tous côtés, et bientôt, dans le mauvais chemin qui monte au bourg, on vit au loin un cercueil recouvert d’un drap blanc se mouvoir sur les épaules de quatre hommes »

        

 

        En revanche Laurent Boutonnat utilisera dans le roman de Le Roy les face-à-face avec les loups. Ce dernier n’est d'ailleurs pas avare de descriptions :

« Le loup marchait doucement comme une bête repue, qui avait fait grassement sa nuit. A mesure qu’il approchait, je le voyais mieux : c’était un vieux loup vraiment superbe, avec son poil rude et épais, ses épaules robustes et son énorme tête aux oreilles dressées, au nez pointu. »

 

Ainsi commence la scène où Jacquou va venger la frayeur qu’il avait eu enfant,  lorsqu’en compagnie de sa mère, en plein forêt, il avaient dû faire face à un loup qu'elle était parvenue à faire fuire :

« M’ayant donné le falot, elle ôta ses sabots, en pris un dans chaque main et marcha droit à la bête, en les choquant l’un contre l’autre à grand bruit. (…) Lorsque nous fûmes à une cinquantaine de pas, le loup se jeta dans la lande en quelques sauts, et nous passâmes, épiant de côté, sans le voir pourtant. Mais, un instant après, le même hurlement sinistre s’éleva en arrière : « Hoû ! oû… oû… oû… », qui m’effraya encore plus, car il me semblait que le loup fut sur nos talons. »

 

Grand et fort, Jacquou n’oublie pas davantage le loup de son enfance que le comte de Nansac ; et ce qui va arriver au vieux loup de la forêt cette nuit là, le vieux comte pourrait bien le subir tôt ou tard :

« Je le tenais au bout de mon canon de fusil, le doigt sur le déclic et, lorsqu’il fut à dix pas, je lui lâchait le coup en plein poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlement rauque comme un sanglot étouffé par le sang, et retomba raide mort. »

    Outre la mort et les loups, d'autres thèmes rapprochent le roman de l'œuvre de Laurent Boutonnat, comme celui de la perfidie, et plus particulièrement la dénonciation. Comme dans Hasta Siempre et son révolutionnaire dénoncé par les paysans de son pays, Laurent Boutonnat a là encore l’occasion de reprendre cette thématique de la trahison. Martissou, le père de Jacquou a tout comme Ernesto Guevara été mené à sa perte par la vénalité de son entourage. Un certain Jansou était dans la confidence de l’endroit où se cachait Martissou. Mais la corruption étant plus tentatrice que l’intégrité, il lâcha la cachette au maître valet :

« C’est à ce Jansou que, d’après l’ordre du comte, le maître valet, qui remplaçait Laborie pour le moment, s’adressa. Le pauvre diable fit bien tout d’abord quelques difficultés, disant qu’il ne savait pas du tout où était Martissou ; mais lorsque l’autre l’eut menacé de ne plus lui donner de travail et lui eut parlé de deux louis d’or, qu’il pouvait gagner facilement en le faisant guetter par son drôle l’aîné, il dit qu’il le ferait. »

 

Négations du roman

    Là encore Laurent Boutonnat fait l'impasse. On en saura pas, dans le film, comment les hommes du Comte sont arrivés à le retrouver jusque dans la forge. Plus tard dans le film de Laurent Boutonnat, on se rend compte lors de l’arrivée du héros chez le curé Bonal, que le jeune paysan sait lire ! A la question du curé pour savoir par où Jacquou est passé pour arriver jusqu’au village, il répond en regardant la carte du département qu’il y est parvenu par La Suzardie. C’est alors que le curé s’étonne de le découvrir lettré. Il faudra que Laurent Boutonnat nous explique où Jacquou a appris à lire, tant on a du mal à croire que ses propres parents, dans une pauvreté et une précarité extrêmes aient appris à lire… D’autant plus que dans le roman original ainsi que dans la série télévisée, c’est justement le curé Bonal qui lui apprend à lire. De la même façon, c’est l’homme d’Église également qui l’initie à la religiosité et à la foi. Jacquou n’a point été élevé dans une famille protestante, comme le martèle par deux fois le curé Bonal de Laurent Boutonnat. Larges libertés par rapport au roman qui le nient et n’apportent rien à l’intrigue du film.

 

    Dans le roman, ainsi que dans la série télévisée Lina tombe amoureuse de Jacquou et réciproquement. Mais lors de la séquestration de ce dernier dans le château du comte, Lina se suicide en se jetant à l’eau. De solitude et de désespoir, Jacquou finira sa vie avec la Bertille, sa meilleure amie. Dans le film, sans doute dans un soucis d’abréger la destinée sentimentale de son héros, Laurent Boutonnat a fait le choix de réunir ces deux filles en une seule, Lina, et de reléguer la Bertille dans la figuration. Le réalisateur, pourtant habitué aux morts violentes, s’est visiblement assagi et expliquera dans une interview qu’il n’a pas jugé le suicide le Lina « nécessaire ».

    Quant à la Galiote, les rôles ont carrément été inversés avec Jacquou par rapport au  roman. Alors que dans le roman le paysan est demandeur par rapport à la Galiote, qui le rejète régulièrement de manière tacite ; dans son film Laurent Boutonnat fait de la fille du comte une grande amoureuse  vierge et transie de Jacquou. Est-ce un fantasme personnel comme la Catherine de Giorgino ? La scène de la fosse à cochons, inventée par Laurent Boutonnat, est absente du roman. Jamais Jacquou n’y sauve la vie de la Galiote, ce qui fait qu’à la base, rien ne les unit. Or cela change tout des rapports de subordination de l’un par rapport à l’autre, et c’est ici que Laurent Boutonnat réécrit l’histoire du livre, et arrive à inventer la scène finale du bateau, et des adieux déchirants de la Galiote à Jacquou, chapitre qui n’a jamais existé.

 

        Mais la plus grande liberté prise par Laurent Boutonnat par rapport à son héros et de le dépeindre autiste par un moment, et même suicidaire, prêt à se laisser aller torse nu sur une tombe en attendant la mort. On est par moments très loin du Jacquou le Croquant d’Eugène Le Roy !

 

Une vision du bonheur commune

    Malgré la prise de larges libertés par rapport à la tram de l'histoire de Le Roy, Laurent Boutonnat au fond a très bien compris l’essence du film, la pauvreté des personnage et l’ancrage de leur simplicité dans leur terre sans richesse pécuniaire, et particulièrement dans la scène finale. Alors que la Galiote déshéritée part sur un itinéraire solitaire tout personnel, Jacquou et Lina restent sur leurs terres, fondements de leur identité. Si la Galiote part chercher le bonheur là où il se trouve, Jacquou et Lina se réclament de leur passé commun en ces lieux, car le bonheur il est là et ils l'ont déjà trouvé. Tout est dans cette phrase de Lina : "- Jamais je ne voudrais partir d'ici, j'ai l'impression de faire partie de chaque plante, de chaque caillou sur la route." L'ambition, s'est se condamner au renoncement, la pauvreté c'est se permettre l'ancrage. Leur Dieu, c'est la Nature, le vent dans les feuilles, le cerf qui échappe au comte. On peut rapprocher ce final de ce que Le Roy disait de son roman en 1903 :

« Jacquou arrive à avoir une belle vie pauvre et simple et heureuse »

Jodel Saint-Marc, le 13 février 2007

       

 

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