D’où vous est
venue l’idée d’adapter Jacquou Le Croquant ? De la nostalgie du feuilleton
télévisé qui avait ému la France entière à la fin des années 60 ?
Il se trouve qu’un jour, il y a quatre ou cinq ans, j’ai revu le feuilleton
par hasard. Je n’en gardais qu’un vague souvenir, j’étais tout petit à
l’époque. En le revoyant, j’ai été frappé par la force de l’histoire
et je me suis dit qu’il y avait là matière à un beau film. Du coup, cela
m’a ramené au roman d’Eugène Le Roy. Je l’ai acheté et je l’ai lu.
C’est un roman très noir mais très fort...
Qu’est-ce qui, dans
ce roman, vous donnait envie d’en faire un film ?
C’est un livre qui a une structure assez classique mais dont les éléments me
touchent beaucoup, comme je pense qu’ils peuvent toucher tout le monde. Une
enfance malheureuse marquée par la perte d’êtres chers, la solitude
heureusement brisée par de belles rencontres, la promesse de vengeance, puis,
à l’âge adulte, l’amour et l’amitié, la juste revanche contre
l’injustice, l’accomplissement d’un destin romanesque... et aussi les
champs, la campagne, la nature.
Dans quel esprit,
avez-vous travaillé à l’adaptation ?
Notre premier travail, avec Franck Moisnard, a été d’éliminer, de réduire...
Car si on avait adapté le livre tel quel, le film aurait fait plus de huit
heures ! Adapter, ça veut dire choisir, changer, transformer, et parfois
simplifier. On n’a gardé que ce qui nous paraissait le plus excitant, et le
plus cinématographique. On a fondu plusieurs scènes ensemble, on en a inventé
d’autres, on a cristallisé plusieurs personnages dans un seul, on en a imaginé
d’autres... Alors que dans le livre, Eugène Le Roy raconte la vie de Jacquou
jusqu’à 90 ans, on a tout de suite été d’accord pour se consacrer à
l’enfance et à la jeunesse de Jacquou. Et pour traiter de manière à peu près
équivalente ces deux parties du film. La première partie - l’enfance -
touche à des émotions extrêmement fortes liées à la perte de sa mère et de
son père, à la solitude, au désespoir. Dans la deuxième partie, l’émotion
devient action. Elle est alors de nature différente, d’autant qu’entrent en
jeu les relations amoureuses... Mais les deux parties sont indissociables.
Chacune éclaire l’autre. Et lorsqu’arrive Jacquou adulte, il bénéficie de
tout ce qu’on a vu avant, et son affrontement avec le comte de Nansac va
prendre tout son poids...
Et alors,
qu’avez-vous fait ?
J’ai toujours eu de bons rapports avec Richard Pezet pour lequel j’ai
beaucoup d’estime et qui avait distribué mon premier film, Giorgino.
On ne s’était jamais perdus de vue depuis. Je suis allé le voir chez Pathé
avec un premier traitement de Jacquou le Croquant et il a été emballé....
et le projet a été lancé. On a mis alors en place une équipe de production
menée par Romain Le Grand et Dominique Boutonnat, mon frère.
C’est un film d’époque, il y a des reconstitutions, des décors, des
costumes, des figurants, tout cela coûte cher... Très vite, on s’est demandé
où le tourner. J’ai d’abord sillonné la Dordogne, le Périgord noir, où
se déroule l’action du livre.. Et puis, nous sommes allés repérer aussi à
l’étranger... Et c’est en Roumanie, dans les Carpates, que j’ai trouvé
des décors extraordinaires : des grandes forêts de feuillus, des collines, de
grands espaces sans pylônes électriques et sans construction. C’était la
Dordogne telle que je me la représentais du temps de Jacquou le Croquant.
On y a tourné une partie du film. Cela apporte toujours beaucoup à un film de
se retrouver à l’étranger, d’être dans des pays qui ne sont pas forcément
faciles. Cela renforce les liens, ça fait des aventures humaines peu banales.
Puis on est revenu tourner en Dordogne, sur les lieux mêmes de l’action. On y
a trouvé beaucoup de gens encore très marqués par l’importance du mythe de Jacquou
le Croquant, véritable héros local, et très enthousiastes à l’idée de
le faire revivre au cinéma.
Par quoi avez-vous
commencé le casting ?
C’était un an avant le début du tournage. A l’époque, j’avais déjà
mon idée de Jacquou adulte... mais la première étape a été de trouver
Jacquou enfant. La directrice de casting, Françoise Ménidrey en a rencontrés
entre 300 et 400, qu’elle a filmés. J’ai vu toutes les cassettes. Très
vite Léo a retenu mon attention. Il était timide et se cachait derrière ses
cheveux longs, mais quand il était face caméra, il se passait un truc magique.
Il avait beau être mal à l’aise, je sentais quelque chose de vraiment intéressant,
une blessure dans le regard et une vraie photogénie... Et en plus, il avait
cette correspondance physique crédible avec l’idée que je me faisais de
Jacquou adulte... Gaspard.
Qu’est-ce qui vous
faisait penser que Gaspard Ulliel ferait un bon Jacquou adulte ?
C’est quelqu’un qui crève l’écran ! Il y a quelque chose qui me séduisait
beaucoup chez lui. On s’est rencontrés, je lui ai donné le scénario. Il a hésité,
il m’a dit oui, il m’a dit non, il m’a redit oui, il m’a redit non... Il
venait de faire Un long dimanche de fiançailles, il craignait d’enchaîner
deux «gros» films, deux films en costumes, deux films «spectaculaires» et
populaires. En plus, il lui fallait se battre, il n’était pas très chaud. Et
puis, de conversation en rencontre, il a finalement accepté ! Il semble avoir
pris un grand plaisir à s’entraîner et à se battre. Et il m’a vraiment
impressionné par sa maturité et son travail intensif de préparation. Dans la
vie, il a quelque chose de léger, d’aérien, sur lequel d’ailleurs le cinéma,
jusqu’ici, a beaucoup joué. Là, il est plus massif - et ce n’est pas dû
qu’à l’entraînement physique. C’est passionnant de voir un personnage
qu’on a écrit prendre réellement corps, tel qu’on l’avait rêvé et même...
mieux qu’on l’avait rêvé ! Gaspard dégage quelque chose de magique.
Jacquou, c’est quelqu’un qui se bat, qui se venge, mais qui, en même temps,
est un peu dépassé par ce qu’il lui arrive. Ce n’est pas un super-héros.
Gaspard a rendu Jacquou extrêmement touchant et ça ne tient pas qu’à
l’histoire qu’on raconte mais à la bonté que Gaspard lui-même dégage, à
la lumière de son regard... En plus, sur un plateau, c’est un bonheur !
Et comment c’était
de travailler avec un enfant comme Léo ?
J’ai été très impressionné par sa détermination et sa capacité de
travail. Il est à la fois capable d’aplomb et de retenue, sans parler de son
pouvoir d’émotion...
D’ailleurs, ça n’a pas été très facile au début pour Léo. Comme s’il
lui fallait un peu de temps pour réaliser ce qu’on attendait de lui. Et, au
bout d’une quinzaine de jours de tournage, quelque chose s’est libéré chez
lui. Il a été incroyable.
N’avez-vous pas hésité
à confier le rôle du «méchant», le comte de Nansac, à Jocelyn Quivrin qui
devait vieillir de quasiment quinze ans entre les deux périodes du film ?
En fait, je ne le connaissais pas. C’est la directrice de casting qui m’en a
parlé et m’a montré une photo de lui. Lorsque j’ai vu son visage, son
allure, j’ai dit : « C’est le comte de Nansac, mais bien sûr il est trop
jeune...» On était plutôt parti en effet sur l’idée d’un type de 40 ans
qui pouvait faire aussi bien 35 que 50. Et puis, elle m’a donné une cassette
de Rastignac qu’il avait fait pour France Télévisions et je l’ai trouvé
formidable. On s’est donc quand même rencontrés. Je lui ai donné le scénario
à lire et... une autre proposition de rôle ! Mais je n’étais pas convaincu,
et, en fait, lui non plus ! Je ne pouvais pas m’empêcher de le voir en Nansac.
Alors, on a fait des essais de vieillissement avec Didier Lavergne le maquilleur
pour voir si ça fonctionnait. Ça marchait très bien. On percevait déjà tout
ce que Jocelyn allait apporter, par son attitude, sa façon de bouger, sa manière
de jouer... En plus, tout d’un coup, avoir ces deux jeunes comédiens, Gaspard
et Jocelyn, face à face ça rendait le projet pour Pathé encore plus excitant,
ça lui apportait une modernité évidente. Ils ont tout de suite accroché. Et
je pense qu’on ne s’est vraiment pas trompé.
Et pour le reste du
casting, ensuite, comment avez-vous procédé ?
Albert Dupontel est un ami de longue date, que j’estime et que j’aime
beaucoup. Nous avions déjà travaillé ensemble. En plus d’être un très bon
acteur, avec une palette de rôles étonnants, il a aussi un contact formidable
avec les enfants. C’était essentiel pour la relation de Jacquou avec son père.
Et aussi un côté très physique qui correspondait parfaitement à son rôle
d’ancien officier voltigeur de Napoléon.
Marie-Josée Croze, je l’avais beaucoup aimée dans Les Invasions Barbares.
Quand je l’ai rencontrée, j’ai été très frappé par le magnétisme
qu’elle dégage, mais aussi par sa ressemblance étonnante avec Léo. C’était
tout naturellement la mère de Jacquou. Pour Olivier Gourmet, qui joue le prêtre
qui recueille Jacquou et qui l’élève, il s’est passé un peu la même
chose que pour Jocelyn. On me disait qu’il était trop jeune pour le rôle.
Quand je l’ai rencontré, je ne me posais vraiment plus de question. C’était
évident ! Quant à Tchéky Karyo, je trouve aujourd’hui qu’il dégage
quelque chose de bon et de sage qui convenait parfaitement au rôle du
Chevalier. Je pourrais vous parler longtemps de chacun d’entre eux : aussi de
Malik Zidi dont la présence très forte était indispensable au personnage de
Touffu qui ne parle pas beaucoup, de Gérald Thomassin, Jérôme Kircher, Dora
Doll...
Il y
a également deux nouvelles venues, entre lesquelles le cœur de Jacquou va balancer...
Effectivement nous avons trouvé deux jeunes actrices avec peu d’expérience.
La première, Judith Davis, joue le rôle de Lina, l’amour de Jacquou depuis
qu’ils sont enfants. Et la seconde, Bojana Panic, joue La Galiote, la fille du
comte de Nansac qui doit être l’opposé de Lina. Autant l’une est
lumineuse, blonde aux yeux bleus, amicale, chaleureuse, autant l’autre est
brune aux yeux noirs, mystérieuse et dangereuse... Judith, je l’ai trouvée
assez vite. Il y avait comme une évidence : sa beauté, sa grâce, son
regard... C’était Lina.
Pour le rôle de La Galiote, ça a mis plus de temps. J’ai vu beaucoup de
jeunes actrices, de photos, des bouts d’essai... Et puis Juliette Ménager,
qui a travaillé aussi au casting, m’a montré une cassette vidéo avec cinq
filles d’origine étrangère. Parmi elles, il y avait Bojana. Elle est Serbe
et mannequin. J’ai demandé à Juliette qu’elle lui fasse passer des tests
en anglais. Elle était très bien. J’ai vu tout de suite à la façon dont
elle répondait aux directions qu’elle comprenait vite, qu’elle était plus
que juste et qu’elle avait une forte présence. On l’a engagée, elle a
appris le français en deux mois à raison de 4 heures par jour tous les jours.
Cela lui a permis de jouer en français, de comprendre ce qui se disait et ce
qui se faisait.
Avez-vous fait une
lecture avec tous les acteurs avant le tournage ?
Non très peu. En fait, on a plus parlé au moment des scènes elles-mêmes
qu’avant. Ce que j’aime bien c’est saisir ce qui peut se passer sur le
plateau. C’est pour ça que je ne fais pratiquement pas de répétitions -
sauf pour des scènes très physiques ou des mises en place compliquées. Je préfère
filmer tout de suite. Il y a souvent dans ces moments-là quelque chose de neuf,
quelque chose qu’on n’avait pas forcément appréhendé ni prévu et qu’il
ne faut pas laisser passer. Ce sont des choses qu’il est très difficile
ensuite de retrouver...
Ça s’est fait comme ça. Un concours de circonstances qui fait qu’on
s’est rencontrés et que j’ai eu envie de travailler avec eux. La seule
personne avec qui j’avais déjà travaillé et que j’aime beaucoup, c’est
Didier Lavergne, le chef maquilleur, mais tous les autres, y compris Olivier
Cocaul, le chef opérateur et Stan Collet le chef monteur, ce sont de nouveaux
collaborateurs. Pour la lumière, comme pour les images, j’aime bien les
choses un peu brutes, que ce soit beau mais à condition que ce soit vivant.
Et pour les costumes et les décors, c’est pareil. J’aime bien les décors
et les costumes «sales», dont on sent qu’ils ont vécu. Christian Marti, le
chef décorateur, et Jean-Daniel Vuillermoz, le créateur des costumes ont fait
un travail énorme et très cohérent. Ça a été difficile pour eux parce que
nous avions peu de temps pour la mise en route des chantiers et pour la
fabrication des costumes. Ensemble, on a beaucoup parlé, on s’est inspiré de
beaucoup de tableaux et gravures, évidemment les peintres du XIXème, Millet et
les autres, mais aussi beaucoup de tableaux russes, et notamment l’œuvre
d’un peintre qui s’appelle Ilia Répine dont j’aime énormément les
atmosphères, même si ce sont des datchas qu’il peint et pas des maisons du Périgord
!
Quand vous réalisiez
des clips, on pouvait dire que la musique était le moteur des images. Pour Jacquou
le Croquant, le fait que le moteur soit l’histoire a-t-il changé votre
manière de travailler ?
Non. Parce que, même quand je faisais des clips, j’ai toujours tourné sans
musique ! En fait, je m’amusais à faire des petits films qui avaient un vague
rapport avec la chanson et sur lesquels, après, je montais la musique. De toute
manière, pour moi, comme j’ai toujours touché et à la musique et à
l’image, les deux sont liées. Ainsi, composer la musique pour Jacquou le
Croquant, ça s’inscrit tout naturellement dans le processus de
fabrication du film. Ce n’est pas une chose en plus. C’est une étape au même
titre que la préparation, le tournage, le montage...
Aviez-vous une idée
précise de la musique quand vous avez commencé le tournage ?
J’ai composé pas mal de choses avant le tournage. C’est souvent chez moi lié
à l’évocation des images. Quand on travaillait sur le script ou avant le
tournage, j’ai composé des thèmes que m’inspiraient certaines séquences.
J’engrangeais et au moment du montage, j’ai adapté ce que j’avais composé
aux images. Mais le travail était loin d’être terminé !
Faites-vous partie
des metteurs en scène qui réécrivent le film au moment du montage ?
Pour moi, le montage est un travail aussi important que l’écriture du scénario.
D’ailleurs, le rapport qu’on a alors avec le monteur est de la même nature
que celui qu’on a avec le scénariste. Il y a des scènes qui sont très
belles dans un scénario, qui sont encore plus belles quand elles sont filmées,
et qui, pourtant, lorsqu’elles s’enchaînent avec d’autres scènes
s’effacent d’elles-mêmes. Mais ça on ne le sait que lorsqu’on les voit
montées l’une à la suite de l’autre... Un film, ça bouge sans arrêt,
entre le moment où on le rêve, où on l’écrit, et le moment où on le
tourne, où on le monte. Ce qui est agréable, c’est lorsque, à la fin du
processus, ressurgissent les premiers sentiments qui vous ont poussé à faire
le film. Ces premières impressions que j’ai eues quand j’ai lu le livre et
qui ont réveillé chez moi des sensations de mon enfance. Tous ces éléments
qui m’ont attiré, qui m’ont donné envie de faire Jacquou le Croquant et
qui ne sont pas forcément d’ordre rationnel : ce sont parfois des petits
morceaux de scène de rien du tout. Tout ça, ensuite, a été balayé par les
problèmes de financement, de préparation, par l’aventure énorme du
tournage. Jusqu’au moment où ça revient. Mais là encore, entre toutes les
finitions, surtout que je suis un peu maniaque, le travail n’est jamais fini.
On pourrait ne jamais terminer. En fait, un film, ça ne se finit pas, ça
s’abandonne !
Maintenant que le
film est terminé, avec le recul, qu’est-ce qui vous touche le plus dans le
personnage de Jacquou ?
Je crois que ce qui me touche le plus, c’est ce qu’il est devenu avec
Gaspard et aussi Léo. Ce personnage de chair et de sang qui existe à travers
eux. J’en reviens toujours à la même chose : Gaspard et Léo ont rendu
Jacquou particulièrement humain.
- attaché de presse : Jean-Yves Gloor
- paru le 13 novembre 2006