Retour tant attendu
de Laurent Boutonnat, derrière la caméra pour le 1er clip avec Mylène
Farmer depuis Beyond my control il y a bientôt 10 ans, Les Mots
renoue enfin avec les thèmes romanesques exploités par le réalisateur dans
les années 80, ne serait-ce par les éléments graphiques familiers (lune,
neige, vent, noyade...). Le tournage de Les Mots s'est déroulé lundi 8
et mardi 9 octobre 2001 dans les immenses studios de cinéma d'Arpajon, là
même où avait été tourné Sans Logique en 1989 avec ses tonnes de
terre. Rares
sont les studios français dotés d'emblée de
grandes surfaces de jets plafonniers puissants capables d'imiter la pluie, les studios de la région parisienne étant
consacrés essentiellement à la télévision. Seuls les studios de Boulogne et
d'Arpajon permettent aisément la mise en place d'équipements de décors nécessités
par des clips comme Sans Logique ou Les Mots. Seulement deux jours
de tournage pour le clip, comme les récents tournages des clips d'Alizée. Mais
aussi comme la durée de tournage de clips plus prestigieux comme Regrets
ou Beyond my control... On ne s'avancera pas trop en comparant cet opus
aux clips de la grande époque.
La rumeur qui
circulait depuis quelques semaines avant la première projection laissait entendre que Les Mots serait
une transposition de Othello de Shaekspeare.... Si on peut en effet
trouver quelques points de convergences, la démarche de Laurent Boutonnat
semble s'en éloigner. Il ne serait cependant pas étonnant que le réalisateur
se soit plongé dans la pièce de théâtre anglaise pour l'écriture du film,
quand on se rappelle que le clip de Sans Logique était pour sa part une
adaptation (très inventive) de Carmen... Aux côtés de Mylène Farmer, l'homme noir n'est pas Seal, mais un modèle, embauché pour prendre la place du chanteur. En effet, le premier jour de tournage fut le jeudi 11 octobre 2001, soit un mois jour pour jour après l'attentat meurtrier du World Trade Center à New-York. Seal, terrifié par l'idée de prendre l'avion, refusa de se rendre en France pour le tournage. Comme la délocalisation du clip aurait été pour le moins compliquée vu sa mise en scène, c'est la productrice qui assura le tournage des plans de Seal aux Etats-Unis selon les indications de Laurent Boutonnat, resté en France. Mylène Farmer et Seal chanteront toutefois la chanson ensemble, en France, en janvier 2002 aux NRJ Music Awards à Cannes. Certains plans complémentaires
ont été utilisés, tels le plan des vagues lors de la tempête et
ceux du ciel pluvieux, ensuite retouchés par infographie. La toile représentant
les nuages faisant fond au radeau a été retravaillée sur certains plan
s.
Notamment lorsque l'âme de Seal est debout face à la tempête dans la mer, les
éclairs ont été ajoutés ainsi que les mouvements de nuages. Et avant tout
les icebergs qui, on aurait pu le croire, font partie du décor, ont été
incrustés par ordinateur par la société Mikros qui s'est occupée de tous les
effets spéciaux. Une première
pour Laurent Boutonnat qui n'a pas l'habitude d'utiliser les effets spéciaux
dans ses clips. (Seul le long-métrage Giorgino avait nécessité des
effets numériques pour l'apparition des loups à
la fin du film et pour les
plans lointains de la calèche de Giorgio dans la vallée). Le clip est
passé en exclusivité sur M6 dans le morning live le mercredi 7 novembre
2001 à 8h15. Il a été multidiffusé très amplement sur les chaînes câblées
(MCM) à partir de la demi-heure qui suivi. Pour la première fois un DVD single
sera édité pour fêter le retour événementiel de Laurent Boutonnat derrière
la caméra et sera compris dans le coffret de la compilation de Mylène Farmer.
A la vision de Les Mots, on peut à priori remarquer le peu d'évolution dans le cinéma de Laurent Boutonnat, ce serait sans compter les éléments présents qui ne tiennent pourtant pas du genre du clip. Par exemple ces idées plastiques de ces derniers clips pour Nathalie Cardone et Alizée, ces combinaisons d'objets, de situations et d'icônes connus de tous, qui à eux-même invitent au discours. Ceci est inédit chez un réalisateur de clip. Depuis quelques années l'interprète est devenue facultative dans le cinéma de Boutonnat, l'importance est donnée non pas à l'histoire mais à la diégese, c'est-à-dire à l'univers de l'histoire racontée, aux éléments filmés avec de plus en plus de distance, voire de recul, -et malgré tout avec une esthétique toujours autant maîtrisée- et qui suggèrent à présent plus qu'ils ne montraient auparavant. L'échec de Giorgino semble avoir fait de Laurent Boutonnat |
un cinéaste de l'abstrait. Désormais toute l'essence du film semble tenir aux idées et non plus aux actions concrètes. Il est désormais impossible de voir Boutonnat comme un "clipeur" (hors mis peut-être pour Moi... Lolita à l'efficacité commerciale évidente), on doit le voir dans une perspective auteuriste car si Giorgino à réduit le champ d'application de son univers, il l'a rendu on ne peut plus personnel. Le divertissement n'est depuis plus le maître mot du réalisateur, la nouvelle dimension de son oeuvre actuelle ne réside plus que dans le cinéma expérimental, en réduisant au minimum les contraintes de fond qu'impose le vidéo-clip et la narration fictionnelle. Laurent est né du cinéma expérimental pour y revenir, avec c'est vrai plus ou moins d'enthousiasme et de clarté. On ne voit plus du Boutonnat désormais, on essaie de comprendre son cinéma.
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< En cliquant ici découvrez
les inspirations plastiques du clip de Laurent Boutonnat pour le tableau de
Géricault.
Confirmation de l'éternelle fascination de Laurent Boutonnat pour la nature
torturée. Le ciel qui ouvre ce clip est comparable à ceux de Sans Logique,
Mon Ange
et celui qui plane sur la création -définitivement toujours aussi
cohérente à défaut d'être très originale- du réalisateur. "Fixement, le ciel se tord." C'est
sur ces mots que la poétique de Laurent Boutonnat émerge des eaux troublées
par dix ans d'éloignement. Dix ans pendant lesquels Laurent Boutonnat a fait
route à part sans sa muse Mylène Farmer, qui aura préféré durant une
décennie
compter sans le romanesque, sans le sépia, sans l'errance qui était
alors les leur. Elle aura préféré les robes plus courtes et plus actuelles,
les idées de vidéo-clips plus actuelles... et plus courtes aussi. Mais comme
le naturel avait été chassé bien trop vite et surtout trop longtemps, il n'en
fallait pas plus pour qu'il revienne au triple galop dans un clip
quasi-improvisé, tant ce come-back de la chanteuse pour un best-of a été
précipité.
Les envies sont revenues aussi. Ces
pulsions de visage sale, d'habits foutus, de paysages déserts, de couleurs et
de lumières irréelles. On a ici la confirmation que Laurent Boutonnat ne
s'adapte pas à Mylène Farmer, pas plus qu'à Nathalie Cardone ni Alizée.
Elles adhèrent ou n'adhèrent pas à sa grammaire, son univers. Mais lui,
contrairement à ce qu'on aurait pu croire, ne s'inspire nullement de la
personnalité de ses égéries. Il s'inspire de ses propres références, et de
sa poésie intrinsèque, qui semble elle-même être l'objet de sa
fascination.
Boutonnat reste
fidèle à sa conception du clip, ne se trahit jamais, et préfère tourner en rond dans
la même petite cage de son univers (pourtant étendu) que d'aller chercher les
paillettes, les effets spéciaux et le racolage. On comprend alors pourquoi il a
tenu à être absent d'Anamorphosée. Laurent Boutonnat est plus que
jamais incorruptible.
On oserait dire "comme d'accoutumée", le personnage est
seul. Mylène Farmer qui avait quitté Laurent Boutonnat il y a 10 ans en tuant
son partenaire (Beyond my control) retrouve la caméra familière du réalisateur
seule, comme à la
dérive, comme si ce qu'elle avait vécu ses dernières années n'avait été
que le fruit d'une longue digression qui l'avait emmenée bien trop loin. Sur
une mer agitée d'une carrière qui se poursuit sur un rythme effréné, sur les
vagues menaçantes de fans déçus qui la font tanguer, Mylène Farmer ne rame
même pas. On a d'ailleurs peu de mal à imaginer Mylène crier au secours pour
que le maître-nageur Laurent Boutonnat vienne la sauver de la tempête
médiatique dans laquelle elle s'est fourvoyée à force de négligences. Elle se laisse dériver là où l'emporte ses propres volontés,
maintenant qu'elle se "drive" elle-même. Elle regarde dans l'eau, avec
un sourire presque apaisé, quoi qu'il arrive ou qu'il soit arrivé, elle
restera sereine. Les tumultes de l'eau qu'elle observe cachent peut-être le
corps de celui qu'elle a noyé auparavant. Comme un long flash-back, la suite du
film peut être ce qui a précédé cette sérénité...
Depuis 1995, les clips de Mylène Farmer sont
concentrés soit sur sa propre personne (XXL, L'instant X,
Souviens-toi du jour, l'Âme-stram-gram...) soit indifféremment avec des autres personnages relégués à l'ombre ou au néant (le prêtre de Je
te Rends Ton amour...). Ici Mylène est encore seule, isolée sur le radeau
de sa carrière abîmée mais qui tient encore le coup. Laurent Boutonnat avait
eu pour mission en 1991 et 1992 de faire doucement pénétrer l'Autre dans leur
univers. Dix ans après, Mylène et Laurent se sont attendus et peuvent ensemble,
en une seconde replonger leur spectateurs dans la magie de leur retrouvailles.
Car il y a cette fameuse seconde dans le clip, celle où le temps se suspend
comme au bon vieux temps, cette seconde où on comprend que tout serait sur le
point de recommencer, cet instant où l'on comprend que les deux complices
seraient encore capables d'étonner la France, cette seconde où Mylène Farmer se retourne en souriant,
où la chanson qu'on attendait stoppe et laisse la place à une bande son
symphonique d'un lyrique bouleversant. Là où on attendait le piano qui
continue et la batterie qui parait, seuls les
violons graves prennent place, et
annoncent une silhouette inconnue et une voix masculine qui n'avait fait que passser dans Regrets.
Oui l'Autre est toujours là, rien n'a bougé pendant ces dix ans d'absence, on
est reconnaissant à Mylène Farmer d'avoir retrouvé ce visage simple, au
maquillage invisible, ces jambes blanches, ce regard perdu d'une femme qui ne
sait plus où elle va. Seal lui se bouche les yeux, comme si il ne voulait pas
voir celle qui ne le désire pas. Là où Mylène cachait elle-même les yeux de
l'Autre (ceux de J.L. Murat dans Regrets), ici elle n'en prend plus la
peine, elle sait qu'elle finira seule, elle se sait seule et pour longtemps.
Ensemble seulement ils pourront s'en sortir, là où
Mylène seule tournerait en rond en ramant, la puissance d'ébène de Seal lui
permettra de retrouver à la force des bras la pureté d'un univers c vrai bien
lointain. Possible métaphore pour montrer que sans ces parenthèses
"anamorphosées", sans l'aide de ces "autres" réalisateurs, Mylène et
Laurent ne pourraient pas revenir d'où ils
sont venus. Seul l'Autre créé dans
les clips de l'album du même nom permettra à Mylène l'avancée vers la quintessence
de son personnage. Seal est un revenant. Le visage calciné (dû à un accident
du chanteur il y a 18 ans) de revenant, Seal ne peut être qu'un fantôme. Éclairé
de dessus, comme si seule la blancheur lunaire du soleil éclairait ses épaules
qui rament, on ne voit jamais le visage du chanteur sur le radeau. Si on
l'avait vu on aurait sûrement un visage intacte, un beau visage
d'homme sain,
que la mort n'aurait pas défiguré. Le visage de Seal n'est montré qu'en à
parté, celui qui est sur le radeau n'est qu'un spectre, seulement un passeur
sans visage, celui qui aurait conforté la chanteuse dans sa propre mort
d'artiste si elle n'avait pas eu le courage de le mettre à l'eau. A défaut
d'avoir poussé le passeur de A quoi je sers, Mylène Farmer lâchera
volontairement la main de celui-là, ce qui lui permettra du coup de se laisser
revenir aux rivages boutonnesques d'origine, sous la lune surdimensionnée et
les flocons légers. Le visage de Seal n'est pas sur le radeau mais on note
qu'il est quand même exposé à la pluie, comme si ce qu'endurait sa
bien-aimée, il le subissait encore aussi, malgré la distance qu'impose
l'au-delà.
Donc Mylène navigue avec un mort. Et si elle en est
parfaitement consciente, ce sont malgré tout ces ténèbres qui
lui donnent la force de ramer. Seule, cela ne l'intéresse pas, elle ne ramera
qu'accompagnée. Seule rescapée sur un radeau d'un naufrage inconnu, où échappée
sur une construction de fortune d'une île déserte où on l'avait enfermée,
Mylène Farmer fait semblant de s'intéresser à l'autre : si elle reste volontiers
lovée dans les bras de cet homme sans tête, elle ne se "j
ettera
pas à l'eau" pour lui, pour le sauver, et on pourrait même la suspectée
d'être à l'origine de sa noyade. C'est peut-être d'ailleurs cet autre qui l'a
frappé précédemment, ce qui expliquerait son hématome au front. De là à
prendre cette séquence pour l'allégorie de dix ans pendant lesquels la
chanteuse a fait semblant de s'intéresser à l'Autre... il n'y a qu'un pas.
On
notera pour la simple petite histoire les coup de pagaye irréels de Miss Farmer,
on lui souhaitera de ne jamais avoir à évacuer par la force de ses bras une embarcation
!... On notera aussi la limite trop visible du décor du ciel, qui laisse
apparaître le fond du studio...
On pense bien sûr à la terrible tempête de La Fille
de Ryan (David Lean - 1976), on pense à l'allégorie du jeu de l'acteur,
par le personnage de Mylène, qui est obligée de jouer celle qui veut sauver
son amant alors qu'elle lui lâche la main intentionnellement. Un peu comme
Catherine qui aurait tendu la main à Giorgino qui se noyait sans vouloir vraiment
le sauver. Laurent Boutonnat révèle
une fois de plus un homicide qui n'en est
pas un, un crime qui est difficile à définir comme tel. En une envolée
lyrique, Laurent Boutonant symbolise tout cela en montrant, sur une volée de
violons Mylène Farmer qui, la main tendue vers le corps englouti, baisse la
tête comme si elle n'avait pas pu sauver Seal, mais aussi comme si elle avait
eu honte d'elle.
Réfugiée contre le mât dans une tempête sombre allumée
d'éclairs et de bourrasques, Mylène Farmer sourit. Visiblement heureuse, débarrassée, elle
se laissera guider vers les terres de son enfance, à présent dégagée d'un
Autre devenu une absence. Elle prend à ce moment là, les jambes
recroquevillées, l'étrangement la pose du phœnix, cet oiseau ayant le don de
renaissance. Est-ce fortuit ?... C'est ici que
réside
l'errance, l'absence totale de croyance : après avoir tué l'autre là où il
aurait été le plus utile (sur le radeau) on se laisse aller avec sérénité
à une perdition assurée, à un nihilisme abstrait : C'est ce sentiment
auquel on arrive durant la dernière minute du film, celle où on re-sent à
nouveau cette légendaire émotion boutonnesque d'être heureux alors que tout
est perdu, d'être en paix alors que le néant nous entoure. L'âme de Seal,
elle, prend les traits d'un Dieu qui meurt, d'une silhouette noire à
demi-enfoncée
dans les eaux
tourmentées. Les éclairs donnent à cette silhouette des allures d'un adieu surpuissant.
Plus que la disparition de Seal, c'est la disparition de l'Autre (re)mise en
scène ici. Cet autre qui s'offre aux les éléments naturels qui s'emparent de
lui, l'Autre boutonnien qui est né du néant (la provenance blanche du traway
de Regrets) et qui retourne au néant, qui se fond.
C'est aussi vers les terres de Laurent Boutonnat qu'elle
revient à la toute fin du clip, vers cette neige millénaire aux gros flocons,
à cette pleine lune omniprésente, à cette neige qui recouvre les icebergs de
ce pays qu'elle connaissait si bien, à
cette couleur d'ocre vieilli qui l'avait quitté lors de la tempête (laissant
place à des couleurs plus naturels, à du bleu, à du rose notamment). Mylène
revient endormie et apaisée au "royaume" de Laurent Boutonnat tel
qu'elle l'avait quitté, avec toute son imagerie intacte. C'est peut-être enfin
pourquoi elle allume cette flamme dans la nuit, cette fameuse flamme qui avait clôt
en s'éteignant les 10 premières années de clip du réalisateur à la fin de Je
T'aime Mélancolie (bougie éteinte par le coup de poing de Mylène).
Mylène Farmer la rallume, et fait rejaillir du coup la fascinante clarté de
cet atmosphère longtemps oubliée.
Seulement
voilà. L'allumette se meurt sous le souffle immédiat de la rousse. Comme un
retour du thème du paradoxe (le pôle Nord atteint, on gaspille la dernière
chaleur qui aurait pu nous réchauffer, nous sauver). Comme une idée éphémère
du retour de Boutonnat derrière la caméra, tout ceci n'était finalement
qu'une rencontre, rien ne dure, tout n'est que passage. Seul l'avenir dira si
cette flamme ne s'est rallumée que pour ces cinq minutes qui nous ont
replongées, avec délice, dans des sensations mélancoliques oubliées.
Photos du tournage en studio :